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des rangs, maudissant l’ennemi et prononçant sur la poudre et le plomb les incantations infernales. Quelques-uns de ces détails significatifs, mis en œuvre par un artiste habile, nous éclairent infiniment plus que toutes les dissertations socialistes. Si l’auteur y a réussi plus d’une fois, trop souvent aussi il a méconnu le caractère de son sujet et en a dénaturé les couleurs. J’aime que M. Weill remette hardiment sur leurs pieds, comme il le fait parfois avec bonheur, quelques-uns des curieux personnages de cette guerre, ces prédicateurs qui courent le pays, comme Jean Deuchlin, le moine aveugle, missionnaires intrépides que le bûcher attend. J’aime voir Thomas Münzer avec son chapeau de feutre blanc, sa longue barbe à la mode orientale, sa robe et son capuchon. Pauvre, sans ressources, chassé de Nuremberg sur une dénonciation de Luther, il s’en va de village en village, entretenant au fond de son ame le souffle puissant qui soulèvera les multitudes ; sa jeune femme l’accompagne, belle, souffrante, dévouée au martyre. Tout ce tableau est d’un intérêt grave et élevé ; on sent que l’auteur est dans le vrai. Par malheur, ce livre présente tour à tour deux inspirations bien différentes : tantôt on écoute un conteur ardent qui sait mettre en relief la réalité, qui dessine fortement son récit et y jette de vives couleurs ; tantôt on voit paraître un théoricien dont les utopies fougueuses défigurent les héros du drame. Ici, nous sommes bien dans le XVIe siècle ; là, nous nous sentons tout à coup transportés au milieu des questions d’une autre époque. Thomas Münzer était tout à l’heure le chef des paysans ; maintenant il a applaudi Saint-Just à la convention et s’est enivré des écrits de Fourier. De là une œuvre où se rencontrent des fragmens heureux, mais dont la conception générale me semble fausse ; une œuvre souvent dramatique et attachante, mais à laquelle manque la première condition du beau, l’unité, la vérité, l’harmonie d’une composition bien faite. Si l’auteur ne pouvait prétendre au succès comme peintre et comme artiste, je me garderais bien d’insister sur ce défaut de son travail : j’adresse cette observation à un écrivain qui possède assez de verve et de talent pour entendre une parole sincère. Que M. Weill relise les contes de M. Mérimée, la Jaquerie, la Chronique de Charles IX ; il y apprendra beaucoup, même pour écrire l’histoire ; cette saine et fortifiante lecture lui fera prendre en aversion les anachronismes de couleur et de dessin.

A part ces réserves sur le procédé de la mise en œuvre, à part ces critiques qui portent sur l’exécution de l’ensemble, je n’ai que des éloges à donner aux principales parties du livre, au récit de la guerre, au tableau des destinées diverses de la cause des insurgés. C’est une narration vigoureuse et instructive. Nous n’avions pas de récit détaillé de cette grande catastrophe ; le livre de M. Weill méritera d’être consulté. L’auteur a bien profité des découvertes de Zimmermann, et avec ces matériaux il a composé un travail qui n’est pas un magasin de textes, comme le sont volontiers les doctes ouvrages de nos voisins, mais une histoire rapide, nette, facile et agréable à lire. Les combats de Leipheim, de Boeblingen, de Frankenhausen, sont énergiquement racontés. Le tableau de la terreur organisée par la hideuse bande de Jaquet, et des représailles abominables exercées par le sénéchal Georg, est plein de vie et d’épouvante. Au milieu de ces horribles boucheries, au milieu de ces malheureux brûlés, assommés, torturés, en présence de ces atrocités sans nom commises tour à tour par Jaquet et par le sénéchal, l’auteur a raison de faire entendre quelques accens émus où respire