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Sans attendre ma réponse, le mineur commença un récit dont les incidens de cette lente et périlleuse ascension ne firent que graver plus profondément les sombres particularités dans ma mémoire. L’attention que je prêtais au conteur prenait sa source dans l’inquiétude qui me faisait rechercher en ce moment une distraction à tout prix.


III

— Vous savez peut-être, reprit le mineur, que, dans le trajet de San-Miguel-el-Grande[1] à Dolores, le voyageur est forcé de traverser le Rio-Atotonilco. Dans la saison des eaux, cette rivière est inaccessible à celui qui n’en connaît pas les gués principaux. Elle a environ soixante vares de largeur à l’endroit où aboutit le chemin de San-Miguel. L’impétuosité du fleuve, le bruit sourd et imposant des vagues jaunâtres qui se précipitent entre des rives désertes, sont de nature à faire éprouver une terreur involontaire à celui qui doit traverser en cet endroit le Rio-Atotonilco. Sur la rive opposée, quelques cabanes de ramée, à moitié cachées par les plis du terrain, servent de retraite à une population misérable qui ne vit guère que des bénéfices que lui procure la rivière quand les pluies l’ont gonflée. Les habitans de ces cabanes conduisent alors les voyageurs d’une rive à l’autre à travers des passages qu’ils connaissent. Souvent, à la vue de ces pauvres gens à moitié nus, qui errent sur le rivage et se jettent à l’eau, celui qui se préparait à traverser la rivière hésite et tourne bride. Une assez triste aventure prouve, en, effet, qu’il faut craindre de placer sa confiance en des hommes auxquels l’espoir d’un modique salaire peut ne pas suffire. Il y a quelques années, un ancien mineur de Zacatécas, qu’une brouille avec la justice avait forcé de quitter la province, était venu s’établir parmi les passeurs du Rio-Atotonilco. Cet homme, que sa force athlétique et sa brutalité rendaient redoutable, était signalé comme ayant la main singulièrement malheureuse. Une ou deux fois déjà, ceux qu’il s’était chargé de conduire avaient failli périr engloutis par les eaux du fleuve. Un soir enfin, par une nuit orageuse, se croyant seul et ayant aperçu un étranger sur le bord opposé du fleuve, le passeur traversa le gué pour aller lui offrir ses services. Il fut observé par un de ses camarades qui l’avait suivi, et qui, se voyant prévenu, resta caché derrière quelques touffes d’osier. Le passeur, après avoir traversé la rivière, y rentra bientôt, suivi du cavalier, dont il entraînait le cheval par la bride. Arrivé au milieu du fleuve, il monta en croupe derrière

  1. San Miguel-el-Grande est une petite ville près de Guanajuato, célèbre par ses manufactures de zarapes, qui rivalisent presque avec celle de Saltillo. Dolores est un bourg plus célèbre encore pour avoir été le berceau de l’indépendance mexicaine.