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Puis il s’achemina le premier vers la salle à manger en redressant sa taille osseuse et en faisant craquer le talon de ses souliers à rosette.

— Cette promenade ne saurait lui être nuisible, dit Mme de Barjavel en le suivant.

— Eh ! eh ! il pourrait en mourir, répliqua froidement Mlle de Saint-Elphège.

— C’est la première fois que je vais me promener de l’autre côté de la montagne, dit le petit baron à sa cousine, que je suis aise ! il doit y avoir beaucoup d’insectes là-bas !

— Est-il possible, mon Dieu ! nous allons à Champguérin ! murmura Clémentine, tremblante d’émotion et de joie.

— Il y a vingt ans passés que M. le marquis n’est sorti de l’enceinte du château, dit l’abbé Gilette à l’écuyer de main, j’ai l’idée qu’un peu de mouvement lui sera salutaire.

La Graponnière secoua la tête.

— Monsieur l’abbé, répondit-il sentencieusement, les vieilles gens sont comme les vieux meubles ; ils ne durent qu’autant qu’ils restent en place.

À ces mots, le bonhomme courut faire préparer les équipages ; mais la chose se trouvâmes plus difficiles. Si les litières et la chaise à porteurs étaient encore sous les remises, il n’y avait plus un seul cheval dans les écuries : tous étaient morts de vieillesse devant le râtelier. La livrée aussi était en désarroi ; les grands laquais qui jadis se campaient si fièrement derrière le carrosse avaient pris des allures d’invalides ; les porteurs de chaise n’étaient plus propres à faire leur rude service ;-le coureur lui-même, un grand gars autrefois agile et léger comme un daim, était devenu obèse dans la grasse oisiveté où il vivait depuis si long-temps. La Graponnière parvint cependant à disposer la cavalcade. Il mit en réquisition tous les mulets de bât qui se trouvaient dans le bourg pour porter les litières, et fit endosser la livrée du marquis à quelques paysans, afin de les transformer en porteurs de chaise. Tout était prêt lorsque, au sortir de table, le marquis s’avança dans la cour d’honneur.

— Mon vieux La Graponnière, dit-il du même air que le roi Louis XIV quand il nommait les courtisans qui devaient monter dans ses carrosses, donne la main à Mme la baronne et mets-la dans la première litière ; ma nièce de Saint-Elphège et ma nièce e l’Hubac iront dans la seconde ; derrière elles, mes gens viendront en bon ordre. Et vous, baron, ajouta-t-il en se tournant vers Antonin, êtes-vous prêt à partir ?

— Oui, monsieur, répondit-il ; nous allons vous suivre tout doucement à pied avec M. l’abbé.

— Fi donc ! interrompit le marquis, est-ce que vous êtes fait pour aller vos jambes ? Il vous faut monter à cheval, monsieur le baron.