Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

existence fantastique, que les Juifs n’ont crucifié qu’une ombre, ou, si l’on rejette ce ridicule système, il faut en revenir à Sabellius et soutenir que Dieu est devenu homme, comme sans cesse il devient toutes choses, et que son incarnation en Jésus n’est qu’un moment merveilleux ou un touchant symbole de l’incarnation éternelle et universelle.

Ainsi la doctrine d’Eutychès, comme celle de Nestorius, et, comme toutes deux, les hérésies contraires de Sabellius et d’Arius aboutissaient à la même conséquence, déduite avec plus ou moins de rigueur, acceptée avec plus ou moins de franchise, mais inévitable. Il semble qu’une force invincible les contraignît à tourner dans le même cercle fatal ; parties de points différens de la circonférence et s’élançant dans des directions opposées, elles ne laissaient pas de se rencontrer. La divinité du Christ niée, l’idée de l’homme-Dieu supprimée ou au moins obscurcie, tel est le commun abîme où elles allaient se précipiter. Cependant, au milieu de ce choc d’opinions contradictoires, quel était le rôle de l’église ? On ne saurait trop admirer ici la profondeur de sa politique, ou, pour mieux parler, sa haute sagesse. Je ne crains pas de dire qu’il appartient aux philosophes rationalistes plus qu’à personne de rendre à la conduite de l’église primitive un sincère et éclatant hommage. L’église, à Nicée, à Éphèse, c’est la raison même, conservant pour le bien de l’humanité et pour l’avenir de la civilisation la grande idée de l’homme-Dieu. Voyez, en effet, comment la raison agit sur le monde ! Elle condamne tous les excès, brise les faux systèmes l’un contre l’autre, oppose à la logique étroite de quelques-uns la conscience de tous, réconcilie sans cesse ce que l’analyse divise, maintient enfin les élémens divers de la vérité en dépit de leurs contradictions apparentes. Ainsi fit l’église ; elle comprit que le dogme de l’homme-Dieu était l’ame du christianisme, la condition de son influence et de sa vie, qu’il fallait défendre ce dogme avec une invincible opiniâtreté contre toutes les négations, tempérer, sans la désespérer entièrement, la curiosité de la raison touchant un dogme impénétrable, étendre sur les endroits délicats l’ombre protectrice du mystère, moins aspirer à une dialectique rigoureuse, étroite dans sa rigueur, qu’à un grand bon sens, et s’efforcer d’unir les cœurs plus encore que de satisfaire les intelligences.

Contre Sabellius, elle maintint la distinction des personnes dans l’unité de la substance ; contre Arius, la doctrine du Verbe, coéternel et consubstantiel à Dieu, incarné dans l’humanité ; contre Nestorius, l’union des deux natures dans l’unité d’une seule personne, d’un seul Christ ; contre Eutychès enfin, l’humanité réelle de Jésus-Christ, Dieu sans doute, mais Dieu uni à l’homme, en un mot homme-Dieu. Une loi suprême domine toutes ces décisions de l’église, loi admirable qui semble s’obscurcir dans la confusion des controverses théologiques et