Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vigueur de leur logique, vers une doctrine extrême, terrible, celle de la grace gratuite et du néant des œuvres.

Tant il est vrai que c’est à leur insu et contre leur intention vraie que les réformateurs ont déchaîné dans le monde l’esprit philosophique et rationaliste ! Certes, s’il est un dogme accablant pour la raison, c’est celui de la rédemption du péché originel par le Christ. La Trinité, la création, l’incarnation, élèvent la pensée dans une région si haute, que les difficultés semblent s’y effacer sous l’ombre du mystère ; mais ici, c’est de l’homme qu’il s’agit, c’est de vous, c’est de moi, de ma nature, de ma liberté, de mon salut, de ma destinée morale. Quoi ! avant d’avoir agi librement, je suis coupable ! Coupable ? et pourquoi ? Parce qu’un autre a failli. J’existe à peine, et je ne connais encore ni le mal, ni Dieu, ni le nom d’Adam, ni moi-même, et cependant, pour un crime que je ne puis comprendre, ouvrage d’un homme que je ne connais pas, je suis digne de la colère d’un Dieu que j’ignore ! Quoi ! ce faible enfant au pur regard, à l’ignorance naïve, qui sourit innocemment à sa mère et à la vie, c’est un criminel souillé d’une faute inexpiable, d’une tache qu’aucun mérite humain ne saurait effacer ! Et il faut que le fils même de Dieu descende sur terre, il faut qu’il souffre et qu’il meure, il faut que son sang coule sur la croix, il faut que le miracle de sa passion se renouvelle chaque jour sur l’autel, pour que le prix infini de son sacrifice s’égale à l’infinie perversité des pécheurs ! Combien peu, hélas ! profiteront du bénéfice divin de cette rédemption ! La presque totalité du genre humain est condamnée de toute éternité à expier sans fin et sans relâche, dans des tortures ineffables, le crime d’un seul homme, cause première et cause infailliblement prévue de tous les crimes. Est-il, je le demande, un dogme plus révoltant pour la conscience morale ? Jamais, non, jamais la raison humaine n’a été mise à une plus rude épreuve. Eh bien ! loin de protester contre ce formidable mystère de la rédemption, Luther et Calvin s’y sont attachés, l’un avec l’emportement d’une ame passionnée, l’autre avec la rigueur d’une logique inflexible, et, de proche en proche, ils en sont venus à établir, touchant la prédestination, la grace, le libre arbitre, une série de conséquences doctrinales et d’applications pratiques qui les ont séparés de l’église. Est-ce à dire qu’ils aient changé le fond même de la religion ? Nullement ; lisez l’Institution chrétienne, cette Summa Theologiœ du protestantisme. Sur la Trinité, la création, l’incarnation, Calvin parle comme un père de l’église. Pour l’exactitude et la précision théologiques, on croit avoir affaire à saint Thomas ; pour la droiture et la justesse constantes, pour la gravité et la hauteur de la pensée, comme aussi pour la majesté du style, on croit lire Bossuet.

La réforme a donc peu innové, mais elle a innové, et le germe d’une