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orgueilleux, ces deux esprits, d’ailleurs si différens, ne pouvaient s’entendre. Calvin rompit tout commerce avec une hauteur suprême et le cœur profondément irrité. Servet résolut alors de publier le grand ouvrage qu’il méditait depuis longues années, et dont il avait communiqué plusieurs parties à Calvin et à Viret. Il décida à prix d’argent deux libraires de Vienne, Balthazard Arnollet et Guillaume Guéroult, à l’imprimer en secret pour le répandre ensuite dans toute l’Europe. Le titre de l’ouvrage était significatif : Restitution du Christianisme, et cette publication, destinée à produire chez les protestans et chez les catholiques un scandale immense, créait par cela même à Servet un danger presque inévitable. L’hérésie était flagrante, et la loi frappait les hérétiques du supplice du feu. Servet se jeta tête baissée dans cet abîme, et nul doute qu’un orgueil excessif et un désir violent de paraître et d’agiter le monde n’aient fortement contribué à le faire agir ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître en lui un homme sincère, profondément convaincu de la vérité de son système, et qui cédait à l’irrésistible besoin de communiquer à ses semblables ce qu’il croyait être la vérité. Noble audace après tout, qui lui faisait sacrifier son repos et sa vie à la fortune d’une idée.

Arrêtons-nous ici. Au regard de l’histoire, toute la vie de Michel Servet est concentrée dans ces deux événemens : la publication de son système sur la restitution du christianisme et le procès qui en fut la suite et qui engloutit le livre et l’auteur. Exposons avec étendue, ou, s’il nous est permis de le dire, ressuscitons cette doctrine injustement ensevelie dans l’oubli ; nous comprendrons mieux ensuite et le procès et la catastrophe.

Rien de plus vague, de plus divers, de plus contradictoire que le langage des historiens sur les doctrines de Michel Servet. Disciple d’Arius pour ceux-ci, il l’est pour ceux-là d’Eutychès, de Sabellius, de Priscilien, de Manichée. Sa métaphysique paraît aux uns matérialiste, aux autres tout inspirée de Platon. Étrange philosophe qu’on nous fait tour à tour ou même à la fois chrétien et déiste, fanatique et esprit fort, mystique et athée !

Qui faut-il accuser de ces jugemens contraires ? Servet tout le premier. La pensée de cet ardent génie est forte, mais subtile et comme embarrassée dans sa profondeur. Sans cesse il ramène en ses divers écrits un certain nombre d’idées dominantes ou son esprit s’attache avec une sorte d’obstination passionnée et une énergie de conviction qu’on sent indomptable ; mais il affirme plus souvent qu’il ne démontre, il répète ses idées plutôt qu’il ne les développe, il abonde et s’exalte dans sa propre pensée plutôt qu’il ne l’éclaircit aux autres.

Ce qui lui manque essentiellement, c’est cette haute faculté qui brille en toute plénitude chez son redoutable adversaire ; je parle de cette