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race, comme il nous l’apprend lui-même[1], et vivant noblement. A dix-neuf ans, il quitta l’Espagne, qu’il ne devait plus revoir. Étrange destinée de ces aventureux génies du XVIe siècle, Servet, Bruno, Vanini ! Ils n’ont ni famille, ni patrie. Agités d’une inquiétude secrète, d’un insatiable besoin de mouvement, ils traversent en courant l’Europe sans pouvoir se fixer jamais, avides de nouveautés, de disputes et de périls, allant d’écueil en écueil et d’orage en orage, jusqu’à ce que la tempête finisse par les engloutir.

Toulouse fut la première station de Michel Servet. Il y commença l’étude du droit, bientôt abandonnée pour celle des saintes Écritures. Nous voyons éclater ici le trait distinctif de son caractère, je veux dire la curiosité passionnée, insurmontable, inextinguible des questions religieuses. La réforme de Luther agitait alors l’Allemagne et l’Europe, et partout soufflait un esprit nouveau. L’ame de Servet en fut embrasée, et sa vie appartint désormais à une sorte de méditation fiévreuse des mystères du christianisme. Il était de ces impétueux génies dont parle Bossuet, « qui prennent la religion avec une ardeur démesurée, et qui, y mêlant un chagrin superbe, une hardiesse indomptée et leur propre esprit, poussent tout à l’extrémité. » Dans sa carrière orageuse et mobile, Servet semble disperser ses études et ses facultés : physiologie, médecine, mathématiques, géographie, langues orientales ; il veut tout embrasser, tout approfondir ; mais ce ne sont là dans sa vie que de rapides épisodes ; le besoin d’agiter et de résoudre le problème religieux du temps, voilà ce qui la remplit et la dévora.

En 1530, il se dirige tour à tour vers les foyers les plus actifs du protestantisme, et s’adresse d’abord à OEcolampade. Le réformateur de Bâle était un homme pratique, ennemi des spéculations subtiles, ne voyant dans la religion qu’une grande affaire, celle du salut, et dans la réforme qu’un moyen de ranimer et de purifier la morale de Jésus-Christ. Servet, avec sa théologie transcendante, avec sa négation audacieuse de la Trinité, Servet, qui déjà préludait au panthéisme en soutenant l’éternité de la création, produisit sur ce chrétien simple et scrupuleux un effet d’épouvante. A Strasbourg, Bucer et Capito ne lui firent pas meilleur accueil, et Zwingle s’unit à eux pour maudire le méchant et scélérat Espagnol. Naïve sincérité de ces pieux révolutionnaires ! ils nient le libre arbitre et la présence réelle avec une invincible opiniâtreté, et la seule idée de toucher au dogme de la Trinité les remplit de surprise et d’horreur.

Servet en appela au public de l’anathème des chefs de la réforme. En 1531, il publia à Haguenau son livre Des Variations de la Trinité[2],

  1. Procès de Michel Servetus, dans le manuscrit de Genève ; interrogatoire du 23 août.
  2. Voici le titre exact de l’ouvrage : De Trinitatis erroribus, libre septem. Per Michaëlem Serveto, aliàs Reves, ab Arragonia Hispanium. Anno MDXXXII in-8o, 119 feuillets, sans nom de ville ni d’imprimeur.