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se contente pas de jouir d’une réputation et d’une aisance légitimement acquises ; il dédaigne ces avantages réels pour en rêver de chimériques ; il pourrait être riche, il veut être millionnaire ; il pourrait être célèbre, il veut être grand seigneur ; au lieu de chercher ses titres de noblesse dans ses ouvrages, il aspire à une sorte de patriciat, de littérature armoriée, relevant de d’Hozier plutôt que d’Aristote ou de Schlegel. Il dédaigne et relègue dans l’ombre tout ce qui, chez lui, est honorable, glorieux même ; il se pare de tout ce qui est menteur ; il renie ses vrais aïeux pour en revendiquer d’autres dont la grandeur apocryphe ne persuade personne, et auxquels tout le monde a cependant l’air de croire, même lui. Que de puffs dans cette existence de Jourdain moderne, de Jourdain sachant qu’il fait de la prose ! puff de parchemins, puff de millions, et, pour suffire à ces prétentions de faux Rothschild et de Rohan impromptu, puff littéraire pratiqué sur une grande échelle : puff immense, multiple, écrivant avec dix plumes et ne signant qu’avec une seule ; puff de la fabrique, de la manufacture, de la société en commandite mise au service d’un nom et d’une vanité ; invention spéciale de notre temps, et par laquelle des inconnus, des manœuvres, s’absorbent et disparaissent dans la personne du grand producteur, du producteur responsable qui les exploite et qui les paie, dont ils sont à la fois les victimes et les complices ! Cette personnification du puff littéraire au plus haut et au plus bas échelon, à l’échelon de la gloire et à celui de l’anonyme, eût été, selon moi, plus saisissante, plus actuelle que cet officier de l’armée d’Afrique, qui reconnaît dans une publication fastueuse de M. le comte de Marignan, candidat à l’Académie française, les pages d’un roman composé par lui pendant les loisirs du bivouac, sans compter qu’en donnant à l’Algérie tant de candeur, tant de propension à être dupe du puff, M. Scribe nous parait avoir un peu flatté la colonie aux dépens de la métropole, et négligé le puff algérien, qui eût, dit-on, mérité de figurer dans sa galerie.

À la place de cette Corinne Desgaudets que l’auteur nous a montrée si superficielle, si peu terrible, si souriante, j’aurais voulu aussi une Philaminte plus accentuée, et surtout plus contemporaine. Pour représenter au complet le puff féminin et littéraire de notre époque, il eût mieux valu, selon moi, mettre en scène une femme du monde, une vraie patricienne qui eût commencé par être tout simplement, tout humblement belle, vertueuse et noble. Entraînée par la passion, toujours excusable lorsqu’elle est sincère, cette femme serait sortie des voies battues, et alors, au lieu de se faire pardonner, aimer même, par la sincérité de ses entraînemens, la voilà se couronnant de ses désordres et passant femme de génie le jour où elle cesse d’être honnête femme ! Pour elle, ce ne serait pas assez de l’indulgence ; il lui faut l’adoration. Chacun de ses écrits est consacré à maximer ses pratiques, à inventer après coup la législation de ses faiblesses, l’épilogue posthume de son honneur. Elle met un lyrisme creux et sonore dans sa vie et dans ses ouvrages, pour se dispenser de mettre dans l’une du bien, et dans les autres du vrai. Tout est puff en elle et autour d’elle ; son salon est tenu de s’acclimater à cette atmosphère décevante : que de haines ! que d’orgueils ! que de colères ! que de puffs bilieux et fébriles dans ce cénacle de grands hommes manqués ! Quel perpétuel dithyrambe d’héroïsme, de patriotisme, de socialisme, de dévouement à l’humanité, aux prolétaires, aux nègres, aux galériens, à tout, excepté à cette chose si simple, la vérité dans ce qu’on dit, et l’honnêteté dans ce qu’on fait ! Là serait vraiment le