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dont les capitaines français ne devinèrent pas peut-être le motif calculé.

La nuit du 23 mars 1369, dix jours après le combat de Montiel, don Pèdre, accompagné de Men Rodriguez, de don Fernand de Castro et de quelques autres chevaliers, sortit du fort dans le plus profond silence et se rendit au quartier des aventuriers français. En descendant la motte du château, tous conduisaient par la bride des chevaux de course dont les sabots étaient entortillés de drap pour ne pas faire de bruit. Le roi avait quitté ses vêtemens ordinaires ; il portait une cotte de mailles légère et s’enveloppait dans un grand manteau. Les sentinelles, prévenues, lui permirent de passer l’espèce de circonvallation en pierres sèches élevée autour de Montiel et le conduisirent à Du Guesclin, qui l’attendait au-delà de ce mur, entouré de ses capitaines. « À cheval ! messire Bertrand, lui dit le roi à voix basse en l’abordant ; il est temps de partir. » Personne ne lui répondit. Ce silence et la contenance embarrassée des Français semblèrent de mauvais augure à don Pèdre. Il fit un mouvement pour sauter en selle, mais un homme d’armes tenait déjà la bride de son cheval. Il était entouré. On lui dit d’attendre et d’entrer dans une tente voisine[1]. La résistance était impossible ; il suivit ses guides.

Quelques minutes se passèrent dans un mortel silence. Tout à coup, au milieu du cercle formé autour du roi, paraît un homme armé de toutes pièces, la visière haute : c’était don Henri. On lui fait place avec respect. Il se trouve face à face devant son frère. Il y avait quinze ans qu’ils ne s’étaient vus. Don Henri, promenant ses regards sur les chevaliers sortis de Montiel : « Où donc est ce bâtard, dit-il, ce Juif qui se prétend roi de Castille[2] ? » Un écuyer français lui montre don Pèdre. « Voilà votre ennemi, » dit-il. Don Henri, encore incertain, le regardait fixement. « Oui, c’est moi[3], s’écrie don Pèdre, moi, le roi de Castille. Tout le monde sait que je suis le fils légitime du bon roi don Alphonse. Le bâtard, c’est toi ! » Aussitôt don Henri, joyeux de l’insulte qu’il avait provoquée, tire sa dague et le frappe légèrement au visage. Les deux frères étaient trop près l’un de l’autre, dans le cercle étroit que formaient les aventuriers, pour tirer leurs longues épées. Ils se saisissent à bras-le-corps et luttent quelque temps avec fureur sans que personne essayât de les séparer. On s’écartait même devant eux. Sans se lâcher, ils tombent l’un et l’autre sur un lit de camp, dans un coin de la tente ; mais don Pèdre, plus grand et plus vigoureux, tenait son

  1. Celle d’Yvon de Lakonnet, suivant Froissart, l. I, 2e partie, chap. 254.
  2. Je suis la version de Froissart en ce point, comme la plus vraisemblable ; le projet de don Henri était évidemment de provoquer don Pèdre, afin d’avoir un prétexte pour le tuer.
  3. Cfr. Ayala, p. 556, et Froissart, l. C.