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laissa voir quelque surprise. « On dit parmi le royaume de France, reprit le rusé Breton, que vous me doutez tant et ressoignez que vous ne m’osez mettre hors de votre prison. » Le coup avait porté. « Voire ! messire Bertrand, s’écria le prince, frémissant à l’idée qu’on le soupçonnât de craindre un homme au monde, pensez-vous que pour votre chevalerie nous vous redoutions ? Fixez vous-même votre rançon. Que ce soit un fétu de paille, et je m’en contenterai. » Aussitôt Du Guesclin happa ce mot, comme dit Froissart, mais il ne voulut pas qu’on lui reprochât de s’être laissé vaincre en générosité. Il passait pour pauvre, n’ayant que son corps, pour me servir d’une expression usitée de son temps. « Tout pauvre chevalier que je suis, dit-il fièrement, je trouverai dans la bourse de mes amis cent mille florins d’or, et j’aurai de bons répondans. » Le prince, étonné, ne voulut point humilier ce grand courage en refusant cette énorme rançon. Il prévoyait que l’Angleterre allait perdre au marché, mais il avait trop d’honneur pour retirer sa parole[1]. Le jour même, Chandos et d’autres capitaines anglais offrirent à Du Guesclin de lui avancer des sommes considérables ; mais il les refusa avec politesse et s’empressa d’écrire en France et en Bretagne pour faire connaître le prix mis à sa délivrance. Sa noble confiance ne fut pas trompée. On vit bientôt arriver à Bordeaux un grand nombre d’écuyers, apportant chacun le sceau de son maître, dont Bertrand devait faire usage pour fixer la somme à laquelle il taxait chacun de ses amis, et pour laquelle il engageait leur sceau, signe sacré, dit Ayala, parce qu’il porte le nom et les armes, c’est-à-dire l’honneur du chevalier[2]. Jamais hommage plus unanime ne fut rendu à la vertu guerrière. Toute la France voulait racheter son grand capitaine, mais le roi se chargea seul de paver la rançon de celui qu’il avait déjà choisi comme l’instrument de ses vastes desseins. Il y ajouta un présent de trente mille francs d’or pour que Bertrand pût remonter ses équipages[3]. Dès que celui-ci se vit libre, il s’empressa de racheter ses meilleurs hommes d’armes ; puis, après une courte entrevue avec le roi de France, il prit à grandes journées le chemin de la Castille, amenant à don Henri cinq à six cents hommes d’armes, gens d’élite, bien armés et bien montés. En ce moment, c’est-à-dire au commencement de l’année 1369, la guerre éclatait de nouveau entre la France et l’Angleterre ; une armée anglaise considérable se rassemblait en Guyenne. Pour se priver en de telles circonstances de son meilleur capitaine et de ses plus braves soldats, il fallait que le prudent Charles V attachât un bien grand prix au rétablissement de don Henri sur le trône de Castille. L’événement prouva qu’il ne s’était point trompé en choisissant son allié.

  1. Froissart, liv. I, 2e partie, chap. 247. — Ayala, p. 466 et suiv.
  2. Ayala, p. 469.
  3. Froissart, liv. I, chap. 247.- Ayala, p.470.