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Mlle de Saint-Elphège aurait désiré que la fille unique de sa sœur fût élevée comme le petit Antonin à la Roche-Farnoux ; mais le marquis déclara qu’elle devait rester dans le couvent où on l’avait mise à la mort de sa mère, ajoutant qu’il ne voulait la voir que lorsqu’elle serait une grande demoiselle. Tous eux qui l’entendirent sourirent intérieurement à ce propos: le marquis avait alors quatre-vingts ans passes la petite fille sept ans à peine. Pourtant il eut le temps d’accomplir ses intentions, et le jour arriva où il put dire à Mlle de Saint-Elphège : — Il y a long-temps que je n’ai entendu parler de cette petite fille qui est chez les dames du Saint-Sacrement Si je ne me trompe elle va sur ses dix-huit ans à présent ; ma nièce elle tiendrait fort bien sa place ici, ce me semble ; il faut qu’elle vienne.

La volonté du marquis s’accomplit sans délai, et un soir la jeune orpheline, Mlle Clémentine de l’Hubac, arriva à la Roche-Farnoux. Mlle de Saint-Elphège n’éprouvait qu’une médiocre affection pour cette nièce qu’elle n’avait jamais vue ; pourtant, lorsqu’elle la reçut à l’entrée du château, son cœur s’émut profondément. L’aspect de cette jeune fille lui fit faire un subit et douloureux retour vers le passé ; elle se rappela le jour où gaie, heureuse, confiante en l’avenir, elle était arrivée aussi à la Roche-Farnoux, et avait résolûment franchi le seuil de cette demeure où sa mère entrait frappée d’un fatal pressentiment. À ce souvenir, ses yeux se remplirent de larmes, et elle murmura en embrassant Clémentine : — Hélas ! mn entant, vous voici donc aussi !

Le marquis attendait la nouvelle venue dans la salle verte ; elle s’avança sans oser le regarder, et le salua en fléchissant le genou comme pour lui marquer sa soumission et son respect. Il la releva aussitôt, la considéra un moment, fit le simulacre de l’embrasser, et dit en se tournant vers Mlle de Saint-Elphège : — Voilà, certes, une belle personne ! sa physionomie annonce qu’elle a beaucoup d’ esprit ; nous la ferons jouer à l’hombre.

Mme de Barjavel accueillit Clémentine avec la bonne grace réservée qu’elle mettait en toutes choses. Antonin seul eut une grande joie en revoyant la charmante pensionnaire ; ils avaient passé ensemble les premières années de leur vie dans le petit hôtel du quai de la Tournelle, et s’aimaient véritablement d’une fraternelle affection. Il y avait alors vingt ans accomplis que le marquis s’était retiré à la Roche-Farnoux ; jamais, depuis cette époque, on ne l’avait vu malade, et les facultés de son esprit se soutenaient comme la vigueur de son corps. Il marchait d’un pas ferme, la taille droite, la tête haute, et faisait encore trembler tout le monde quand il élevait la voix. L’égoïsme impérieux, l’opiniâtreté naturelle de son caractère, s’étaient même fortifiés à mesure qu’il vieillissait, et il y avait certainement en lui plus d’énergie et de passion qu’autrefois, lorsque le joug d’une