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Ce dernier évènement affecta le marquis, il eut peur de s’ennuyer ; La Graponnière devenait sourd, l’abbé Gillette tenait mal ses cartes et jouait avec une distraction inouie ; Mlle de Saint-Elphège avait souvent une physionomie fort triste, et le soir, dans la salle, on sentait un certain vide, surtout autour de la table de jeu. Mais les rangs éclaircis se reformèrent bientôt : la mort, qui laissait s’accumuler tant d’années sur la tête de M. de Farnoux, frappa coup sur coup dans sa famille. La sœur de Mlle de Saint-Elphège, cette charmante personne qui avait épousé un officier de fortune, mourut de douleur en apprenant que son mari avait été tué à la bataille de Steinkerque ; elle laissa une petite orpheline dejà belle à miracle comme toutes les femmes de cette maison. Peu de temps après, la baronne de Barjavel perdit aussi son mari.: Elle restait presque sans fortune, et il n’y avait pas à hésiter ; un mois plus tard, elle se retirait avec son fils unique, un enfant de six ans, à la Roche-Farnoux.

L’arrivée de la jeune veuve combla le vide dont le marquis s’était un moment aperçu ; il lui fit grand accueil, et témoigna qu’il était particulièrement charmé de la revoir. Quoiqu’il ne pût souffrir les enfans il ne vit point de trop mauvais œil le petit Antonin, et ne tarda pas à lui donner une marque de sa bienveillance en confiant son éducation à l’abbé Gilette, lequel échangea alors ses fonctions d’aumônier contre celles de précepteur. Un religieux, dont le couvent était à quatre ou cinq lieues de la Roche-Farnoux, vint dès-lors tous les dimanches pour dire la messe dans la chapelle.

La baronne de Barjavel ne s’était point étonnée en arrivant à la Roche-Farnoux ; l’aspect de ce vieux château, de cette contrée aride, de ce paysage sans ruisseaux et sans arbres, ne l’avait point contristée. C’était femme belle et austère qui vivait beaucoup en elle-même, et se fortifiait dans l’orgueil de sa vertu. Elle considérait tous ses devoirs comme également sérieux, et accomplissait avec la même exactitudes les plus puériles et les plus importantes obligations. Son vieil oncle lui témoignait des égards particuliers ; parfois même il retrouvait en lui parlant quelques-unes des formules galantes que les gens du bel air employaient près des dames au temps où on l’appelait le beau Farnoux. Lorsque le deuil de la jeune veuve fut fini, le marquis conçut un instant un projet inoui dont elle seule eut connaissance. Un matin, il passa dans son appartement, et lui demanda cérémonieusement sa main. À cette proposition, la jeune femme demeura un moment interdite, stupéfaite ; ensuite. elle refusa gravement, avec douceur et fermeté.

— C’est bien, ma nièce, répondit-il après l’avoir attentivement écoutée ; d’après votre réponse, je vois que vous ne vous remarierez jamais ; cela me contente ; de cette manière, vous resterez toujours près de moi.