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faut la garder, ma sœur. Les filles qu’on établit ne comptent plus dans une famille ; elles ont beau conserver pour leurs parens la même amitié, le même respect ; il y a toujours là un mari, un étranger, un intrus qui leur est plus cher que père et mère et dont elles ne peuvent plus se séparer.

À cette espèce de boutade, les belles nièces se regardèrent, surprises et presque courroucées ; mais le respect leur ferma la bouche. Mme de Saint-Elphège tâcha de prendre la chose en plaisanterie, et dit en souriant: — Soyez tranquille, monsieur le marquis ; si vous nous faites encore l’honneur de venir nous voir, nous aurons grand soin d’éloigner les gendres.

— Bien obligé, ma sœur ; vous n’aurez pas à prendre cette peine, répondit le marquis. Je viens vous faire mes adieux. Ayant résolu de quitter le monde, j’ai résigné toutes mes charges. Ce matin je suis parti de Versailles pour n’y plus retourner.

— Que dites-vous, monsieur? décria Mme de Saint-Elphège avec un profond étonnement. Tout lui semblait possible de la part de son frère, tout, excepté la nouvelle qu’il venait de lui annoncer. Elle était convaincue que le vieux courtisan ne pouvait pas plus exister hors de atmosphère de la cour que les espèces qui peuplent l’Océan hors de leur élément naturel.

— Ma résolution vous surprend, continua le marquis d’un ton léger à travers lequel perçait une secrète amertume. Que voulez-vous, ma sœur ! on se lasse de tout, même des choses les plus enviées et des plaisirs les plus vifs. La chasse me fatigue, les comédies m’ennuient, et je ne m’amuse plus au bal. Je n’ai jamais aimé le jeu, et aujourd’hui je m’endors au lansquenet, tandis que des dames que je ne veux pas nommer me gagnent mon argent. Bref, j’ai reconnu, à des signes certains que les vanités du siècle n’étaient plus rien pour moi et j’ai résolu de me faire ermite. Toutefois je ne suis point disposé à me priver ce tous les agrémens de cette misérable vie j’aime toujours les habits magnifiques, les beaux meubles, la bonne chère, et je prétends vivre toujours en grand seigneur dans ma solitude.

— Cela est d’autant plus aisé, que vous pouvez choisir entre plusieurs ermitages également agréables, dit en souriant Mme de Sénanges d’abord votre château de Nanteuil en Valois, , ensuite celui de Maligny et notre belle terre du Gatinais. Toutes ces résidences ont l’avantage de n’être qu’à quelques lieues de Paris et vous y aurez toujours compagnie.

— C’est pour cela qu’elles ne sauraient me convenir, répondit le marquis. Afin de rompre définitivement avec le monde, je m’en vais a la Roche-Farnoux.

— A la Roche-Farnoux répétèrent les deux dames ; mais c’est un endroit où l’on ne peut arriver en carrosse, un pays de loups!