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de l’amour, que l’on rencontre dans certains compositeurs du XVIIIe siècle et dans quelques opéras de Rossini, ne saurait avoir, nous le croyons, un plus délicat interprète.

En suivant l’art de chanter depuis les commencemens de la musique moderne, nous pensons avoir démontré combien il avait aidé à l’épanouissement des formes mélodiques, aux progrès de l’harmonie et à la création de l’opéra. La connaissance de l’influence qu’a eue cet art sur le développement des idées et de la science musicales nous permet de mieux apprécier la crise fatale dont il semble menacé aujourd’hui. Séduits par les effets nouveaux et variés de l’orchestre, par l’étendue de son échelle, excités par les mœurs de la société nouvelle à reproduire au théâtre le délire des passions extrêmes à l’aide d’une sonorité puissante, quelques compositeurs ont exigé de la voix humaine des efforts qui en ont altéré la fraîcheur et la flexibilité. On a méconnu les sages limites fixées par la nature aussi bien à la capacité de l’oreille qu’à l’étendue de notre organe vocal, on a écrit des opéras comme des symphonies, on a confondu et mêlé tous les genres, et l’art de chanter n’a plus été que l’art de pousser des cris et de lutter à force de poumons contre le bruit de plus en plus envahissant de l’orchestre. Plus de nuances, plus de vocalisation, plus de phrases limpides et saillantes où le chanteur ait le temps de déployer sa voix et puisse pénétrer chaque note du souffle de son ame. La masse instrumentale, les combinaisons harmoniques et les gros effets d’ensemble ont étouffé la mélodie vocale, l’abus du rhythme a corrompu l’oreille, et la force a de nos jours vaincu la grace, aussi bien en musique et dans l’opéra italien que dans les autres manifestations de l’esprit humain. Il s’agit de rétablir l’ordre dans cette confusion d’élémens hérétogènes. Toute atteinte portée à l’art de chanter, qu’on ne l’oublie pas, est une atteinte portée à la musique même. Laissons à la symphonie et à la musique purement instrumentale son domaine infini, le domaine de la poésie lyrique avec ses béatitudes et ses extases, et conservons à l’opéra, conservons à la voix humaine l’expression d’un sentiment du cœur dans une mélodie sereine. L’art de chanter doit rester aujourd’hui ce qu’il était autrefois, le guide du compositeur dramatique ; l’instinct divinateur des grands virtuoses a de tout temps été pour la scène lyrique une source précieuse d’inspirations qu’il faut craindre de tarir. Du jour où la patrie de Monteverde, de Scarlati, de Pergolèse, de Cimarosa, de Paisiello et de Rossini méconnaîtrait ce principe salutaire, elle perdrait toute son influence sur les destinées de l’art musical, et l’opéra italien n’existerait plus.


P. SCUDO.