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scène, les mots du vieux Porpora à son élève, le fameux Cafarelli : Va, ma fille, tu es maintenant la première cantatrice de l’Europe. N’imite personne, fais tout le contraire de ce que tu entendras faire autour de toi, et tu peux être certaine de marcher alors dans la voie du salut. Ce mot précise vivement le rôle difficile et brillant qui pourrait appartenir, parmi les cantatrices modernes, à Mlle Alboni.

Marietta Alboni est née dans une petite ville de la Romagne, à Césène. Sa voix est un véritable contralto des plus suaves et des plus sonores. Elle descend au fa de la clé de basse et monte jusqu’à l’ut aigu des soprani, c’est-à-dire qu’elle parcourt une étendue de deux octaves et demie. Le premier registre commence au fa d’en bas et arrive jusqu’à celui du medium : c’est le vrai corps de la voix de Mlle Alboni, et le timbre admirable de ce registre colore et caractérise tout le reste. Le second registre s’étend depuis le sol du medium jusqu’au fa d’en haut, et la quarte supérieure, qui en forme la troisième partie, n’est plus qu’une élégante somptuosité de la nature. Il faut entendre avec quelle habileté incroyable l’artiste se sert de ce magnifique instrument ! C’est la vocalisation perlée, légère et fluide de la Persiani, jointe à l’éclat et à la pompe de style de la Pisaroni. Rien ne peut donner une idée de cette voix toujours unie, toujours égale, qui vibre sans effort et dont chaque note s’épanouit comme un bouton de rose. Jamais de cri, jamais de contorsion prétendue dramatique qui vous brise et vous ensanglante le tympan sous prétexte de vous attendrir, comme si un vers de Virgile ou de Racine, qui pénètre facilement jusqu’au cœur, était pour cela et moins vrai et moins beau. Sans doute la voix admirable de Mlle Alboni n’est pas sans quelques imperfections ; elle compte plusieurs cordes faibles et un peu sourdes, comme sol, la, si, do, notes qui servent de transition entre la voix de poitrine, d’une beauté sans pareille, et le registre des sons super-laryngiens, appelés vulgairement sons de tête. Lorsque la cantatrice n’y prend pas garde, cette petite lande s’agrandit, et ces notes paraissent alors un peu étranglées. On sent bien que la virtuose glisse sur ce petit pont des soupirs avec toute sorte de précautions et qu’elle se trouve bien heureuse quand elle est arrivée à une corde réelle de sa voix de contralto qu’elle fait ressortir et vibrer avec d’autant plus de sonorité. Souvent elle se sert du contraste de ces deux registres avec un goût exquis, en appuyant légèrement sur la note mixte avant de s’élancer sur le terrain solide de sa voix de poitrine, qu’elle gouverne avec une autorité suprême. Nous l’avons entendue faire une gamme depuis l’ut aigu des soprani jusqu’au fa des basses ; cette gamme fuyait devant l’oreille avec la rapidité de l’éclair, sans qu’on en perdit une seule note, et tout cela était exécuté avec une désinvolture désespérante pour la médiocrité.

Lorsque Mlle Alboni se fit entendre à l’Opéra, il y a quelques mois, elle excita l’enthousiasme général. Malgré le succès prodigieux qu’elle obtint alors, dans quatre concerts, avec deux ou trois morceaux choisis pour faire ressortir les qualités merveilleuses de sa voix et de sa vocalisation, on put craindre que cette admirable virtuose ne fût moins brillante au théâtre, dans une action dramatique qui exigerait plus de force et plus de variété. Cette crainte ne saurait plus exister aujourd’hui. Mlle Alboni a débuté au Théâtre-Italien par le rôle d’Arsace de la Semiramide de Rossini. Elle y a déployé les mêmes qualités