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recommence. Par exemple, c’est bien La Rochefoucauld qui dit : « Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises ; mais nous ne leur devons que de l’apparence : il faut les en payer et se bien garder de les approuver dans son cœur. » Puis c’est le chevalier qui, pour arrondir sa phrase, ajoute : de peur d’offenser la raison universelle qui les condamne. Il ne s’est pas aperçu que cette raison universelle et tant soit peu platonicienne n’était pas compatible avec les idées de La Rochefoucauld. Et, en général, le chevalier ne paraît pas s’être bien rendu compte de la portée de cette doctrine insinuante : il ne pense qu’à l’extérieur et à la façon de l’honnête homme ; La Rochefoucauld allait un peu plus avant et savait mieux le fin mot[1].

Cette lettre une fois connue, je n’ai plus guère long-temps à faire avec le chevalier ; il était surtout bon, lui le maître des cérémonies, à nous introduire auprès des autres, de ceux qui valent mieux que lui. Il paraît s’être retiré à une certaine époque dans son manoir des champs et n’avoir plus été du monde. Il avait été gros joueur et s’était mis sur le corps force dettes, il en convient, et une foule de créanciers, quoiqu’il n’ait point fait entrer cette condition dans sa définition de l’honnête homme[2]. La piété, dit-on, de la marquise de Sevret, sa belle-soeur, contribua à déterminer sa conversion. On ne sait d’ailleurs rien de précis. Ce qui reste pour nous bien certain, c’est qu’il était de ces esprits distingués d’abord, fins et déliés, mais qui se figent vite et qui ne se renouvellent pas. Les écrits sortis de sa plume dans ses dernières années sont insipides ; il baisse à vue d’œil, il se rouille ; il parle de la cour en bel esprit redevenu provincial ; il a des ressouvenirs d’épicurien qu’il amalgame comme il peut avec des visées platoniques, et, dans son type d’honnête homme qui est sa marotte éternelle, après avoir épuisé la liste des anciens philosophes, il va jusqu’à essayer en quelques endroits d’y rattacher… qui ?… je ne sais comment dire : celui qu’il appelle le parfait modèle de toutes les vertus et qui n’est rien moins que le Sauveur

  1. M. de La Rochefoucauld était mort depuis le mois de mars 1680, quand le chevalier fit imprimer la lettre à la fin de 1681, et il ne paraît pas que cette profession, au fond si épicurienne, ait choqué personne, ni même qu’on l’ait seulement remarquée.
  2. Voir la lettre 11e, où il se montre comme assiégé par les créanciers qui l’empêchaient de sortir de chez lui et de faire des visites ; la lettre 37e, sur le triste état de ses affaires ; la lettre 8e, sur une dette de jeu. On reconnaît encore le joueur d’alors et le contemporain du chevalier de Grammont à de certaines anecdotes ; en voici une qu’il entame en ces termes : « Il y avoit à la suite de Monsieur un fort galant homme qui ne laissoit pourtant pas d’user de quelque industrie en jouant… » (Œuvres posthumes, p. 150). Cette petite industrie sert de texte à un bon mot et ne le scandalise pas autrement. Que les plus honnêtes gens ont donc de peine à ne pas être de leur temps et à ne pas se sentir de la coutume !