Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’excitaient point l’envie et ne semblaient que la juste récompense de ses services.

Du Guesclin s’était rendu à Châlons-sur-Saône pour conférer avec les chefs des aventuriers. Il ne leur apportait que les promesses des deux rois et quelques faibles à compte ; mais, ce qui valait mieux, il leur offrait son épée, sa réputation, sa vieille expérience. Soldat depuis vingt-cinq ans, ami ou ennemi des capitaines d’aventure, il avait l’estime de tous. S’enrôler sous un pareil général, c’était s’engager dans une entreprise profitable. Son nom seul était une garantie de succès. Après avoir réuni les principaux chefs français, gascons et anglais, Bertrand leur exposa ses desseins avec cette rude franchise qui lui était ordinaire, et qui chez lui était peut-être plutôt un calcul qu’une habitude prise dans les camps. « Vous menez une vie de brigands, leur dit-il. Tous les jours vous risquez de vous faire tuer dans des pilleries qui ne vous enrichissent guère. Je viens vous proposer une entreprise digne de bons chevaliers, et je vous ouvre un pays neuf. En Espagne, gloire et profit vous attendent. Vous y trouverez un roi riche et avare. Il a de grands trésors ; il est l’allié des Sarrasins, à demi païen lui-même ; il s’agit de conquérir son royaume, et de le donner au comte de Trastamare, notre ancien camarade, bonne lance, vous le savez, gentil chevalier, libéral, qui partagera avec vous cette terre que vous lui gagnerez sur les Juifs et les Sarrasins du méchant roi don Pèdre. Allons, camarades, faisons à Dieu honneur et le diable laissons[1] ! »

Parmi les capitaines des aventuriers se trouvaient beaucoup de gentilshommes issus de familles illustres, nourris d’idées chevaleresques, amoureux de gloire autant qu’ils étaient avides de butin, susceptibles même d’un certain enthousiasme religieux. Détrôner un prince cruel, suspect d’hérésie, meurtrier d’une jeune et belle princesse, se partager ses trésors, quoi de plus attrayant, de plus romanesque ? C’était mettre en action le vieux thème héroïque chanté par les ménestrels et les jongleurs. Le discours de Du Guesclin fut accueilli par d’unanimes acclamations. Pour les soldats, étrangers aux sentimens raffinés qui entraînaient leurs chefs, peu leur importait l’ennemi à combattre, pourvu qu’il fût riche. « Messire Bertrand, disaient-ils, donne tout ce qu’il gagne à ses hommes d’armes. Il est le père du soldat. Marchons avec lui ! » L’accord fut bientôt fait. Pour des gens qui ne voyaient dans la guerre qu’une spéculation, suivre un chef heureux et habile, c’était s’assurer de gros bénéfices.

Lorsque Du Guesclin revint à Paris rendre compte de sa mission et prendre congé du roi, Charles V, l’embrassant devant toute sa cour, s’écria que son brave Breton avait plus fait pour son service que s’il lui

  1. Chronique de Du Guesclin, v. 7304.