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fait la part de la maison de Castille et la part de la maison d’Aragon ; et, si l’on divisait la Castille en quatre parties, un quart de ce pays ferait un royaume plus grand que n’est celui d’Aragon. Maître de toute la Castille, vous êtes le plus grand roi d’entre les chrétiens, et, sans mentir, je pourrais ajouter du monde entier. M’est avis que, si vous attaquez aujourd’hui le roi d’Aragon avec toute votre puissance, vous le vaincrez et serez roi de Castille et d’Aragon, voire, avec l’aide de Dieu, empereur d’Espagne. » Padilla, considéré comme le beau-frère du roi et confident de ses rêves ambitieux, révélait peut-être en ce moment les plus secrètes pensées de son maître. Après lui, tous les autres capitaines, croyant connaître les intentions du roi, furent unanimes pour conseiller la bataille et présager la victoire. Pendant qu’ils parlaient, don Pèdre, debout et agité, mangeait un morceau de pain qu’il venait de demander à un page. « - Ainsi, reprit-il, vous êtes tous d’accord que je doive donner bataille à l’Aragonais ? Eh bien ! moi, je vous dis que, si j’avais pour mes vassaux naturels ceux qu’a le roi d’Aragon, je me battrais sans crainte contre vous et contre toute l’Espagne. Mais savez-vous quels sont mes vassaux à moi ?… Avec ce morceau de pain, je nourrirais tout ce que j’ai de loyaux serviteurs en Castille[1] ! » Sur cette brusque réponse, le roi, laissant tous ses capitaines stupéfaits et confus, remonta à cheval et donna l’ordre de rentrer à Lix, abandonnant la route à l’armée aragonaise, qui se mit aussitôt en devoir de ravitailler Orihuela. Elle passa, enseignes déployées, en vue du camp ennemi, où chacun déplorait avec plus ou moins de sincérité l’humeur méfiante de don Pèdre. Il perdait, disait-on, l’occasion la plus favorable de détruire son adversaire, et il imprimait une tache de déshonneur aux armes de Castille. Plusieurs de ses capitaines osèrent lui adresser de vives représentations ; il fut inébranlable et repoussa durement ces donneurs d’avis. Il semblait qu’il eût le secret de quelque trahison tramée contre sa personne, et s’il ne punissait pas, c’est sans doute que les traîtres étaient trop nombreux.

Après avoir fait entrer le convoi dans Orihuela et en avoir augmenté la garnison, le roi d’Aragon, reprenant la route de Valence, vint encore braver l’armée castillanne et défiler à peu de distance de ses lignes. Cette fois, comme la précédente, don Pèdre se refusa absolument à engager le combat. Seulement, vaincu par les importunités de

  1. « E lo dit rey de Castiella pres lo dit pa e dix aytales paraules o semblants : A mi semeia que vosotros todos seades de acuerdo que ponga batalla al rey de Aragon, de que yo digo en verdat, que si yo tomasse con mi los que el dito rey de Aragon tiene en si, e los havia por mis vassallos o por mis naturales, que senes todo miedo pelearia con todos vosotros e con toda Castella e ahun con toda Hespanya, e por que sepais yo en que vos tiengo, es asin, que con este pan que tiengo en mi mano pienso que se hartarian cuantos leales ay en Castella. » Carbonell, p. 195, verso.