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se ranger sous la bannière de l’infant d’Aragon qu’ils considéraient comme leur seigneur naturel. Chose remarquable, les premiers à donner l’exemple de cette désertion furent les frères mêmes de don Henri, don Tello et don Sanche. Le roi d’Aragon s’en montra vivement offensé, mais au milieu d’une guerre cruelle, pressé par un ennemi tel que don Pèdre, la prudence l’obligeait à dissimuler son ressentiment. Il ne le laissait percer que par une suite d’humiliations et de tracasseries systématiques dont il abreuvait son frère, tandis qu’il affectait des égards toujours plus flatteurs pour don Henri[1].

Furieux de voir les bandes du bâtard toujours bien payées, tandis que les siennes manquaient du nécessaire, l’infant ne ménagea ni les plaintes ni même les menaces. A Saragosse, lassé de réclamer inutilement la solde due à ses troupes, il entra de vive force dans la maison d’un trésorier du roi, fit briser ses coffres à coups de hache, et en distribua le contenu à ses gens[2]. Ce coup hardi avait lieu au moment même où don Pèdre menaçait Valence, et la ville risquait d’être prise, si les renforts que l’infant amenait n’eussent mis l’armée aragonaise en mesure de se présenter pour en faire lever le siège. Sans doute l’action s’excusait par le péril pressant, par la nécessité de satisfaire les soldats et de les retenir sous le drapeau, lorsqu’on avait tant besoin de leurs services ; mais Pierre IV oublia qu’il devait peut-être à cette violence la conservation de la seconde ville de son royaume. A ses yeux, c’était un acte de brigandage, bien plus, un acte d’autorité, et il ne le pardonna pas. L’inimitié flagrante entre les deux frères était habilement entretenue par le comte de Trastamare, et chaque jour il s’efforçait de l’envenimer davantage. Résolu de pousser à bout l’infant, dont il connaissait le caractère violent et impétueux, il conseillait au roi toutes les mesures qui pouvaient porter l’irritation à son comble et amener enfin une explosion terrible. Pour l’exécution de ce complot il trouva un auxiliaire puissant dans un de ses propres ennemis, Bernal de Cabrera, et, sans se concerter, tous les deux travaillèrent avec une égale ardeur à la perte de don Fernand[3]. Cabrera haïssait également l’infant et le comte de Trastamare, non-seulement comme les deux hommes qui lui disputaient son autorité, autrefois toute-puissante en Aragon, mais encore comme les adversaires déclarés de sa politique.

  1. La conduite de Pierre IV à l’égard de l’infant était d’ancienne date. En 1358, lorsque don Fernand rentra à son service, il lui avait promis une pension de 150,000 sous barcelonais ; elle fut toujours fort mal payée. Les réclamations de l’infant devenant très pressantes en 1361, le roi lui envoya un mandat sur son trésorier, mais en même temps il défendait secrètement à cet officier d’y avoir aucun égard. Ce trait peint Pierre IV. Arch. gen. de Ar. Lettre du roi d’Aragon. Barcelone, 23 décembre 1361, registre 1293 Secretorum, p. 107.
  2. Zurita, t. II, p. 323.
  3. Feliù, An. de Catatuña, p. 277.