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la science du monde plutôt que de celle des docteurs. — Autrefois, continua-t-il, j’étudiai plus que je n’eusse voulu, parce que j’avois un père qui, n’ayant pas étudié, rapportait à l’ignorance des lettres tout ce qui lui avait mal réussi. Cela l’obligea de me laisser jusqu’à l’âge de vingt-deux ans au collége, et, lorsque j’en fus sorti, je connus par expérience qu’excepté le latin que j’étais bien aise de savoir, tout ce qu’on m’avait appris m’était non-seulement inutile, mais encore nuisible, à cause que je m’étais accoutumé à parler dans les disputes sans entendre ni ce qu’on me disait, ni ce que je répondais, comme c’est l’ordinaire. J’eus beaucoup de peine à me défaire de cette mauvaise habitude quand j’allai dans le monde, et même à ne pas user de ces certains termes qui n’y sont pas bien reçus, outre que je me trouvois si neuf et si mal propre à ce que les autres faisoient que je ne m’osais montrer en bonne compagnie. Je m’imagine donc que tout ce qu’on doit le plus désirer pour aller dans le monde, c’est d’être honnête homme et d’en acquérir la réputation ; mais, pour y parvenir, que jugeriez-vous de plus à propos et de plus nécessaire ? — Alors je m’écriai d’une façon modeste et respectueuse : Ah ! monsieur, que vous partez de bon sens et en habile homme ! Si vous vouliez vous-même instruire ces messieurs, ils n’auraient que faire d’un autre précepteur ni d’un autre gouverneur pour se rendre aussi aimables par leur procédé que par leur présence… »

Je supprime ici le discours de l’amoureux, dans lequel il ne manque pas de définir en détail les qualités de l’honnête homme, et de se faire valoir par là auprès de la dame en même temps qu’auprès du mari.

« Comme je discourais de la sorte (continue-t-il), madame m’écoutait avec une attention qui témoignait assez qu’elle se plaisait à m’entendre. Monsieur, de son côté, prenant un visage riant, but à ma santé, et, me faisant goûter d’excellent vin, m’en demanda mon avis. Il aimait la bonne chère, et sa table était bien servie. Madame aussi, qui plaisait partout, était de bonne compagnie à la table, et nous y fûmes plus d’une heure sans qu’elle fît le moindre semblant d’en vouloir sortir. A la fin, s’étant levée, elle se retira dans son cabinet, et le maître en son appartement fort éloigné de celui de madame, où il n’alloit que bien peu, car on eût dit qu’il ne l’avait épousée que pour l’ôter au monde. On me donna une chambre fort commode, et je m’étonnais qu’en un lieu si sauvage, il y eût tant d’ordre et de propreté ; mais j’admirais principalement qu’une si rare personne y fût cachée. Que je serais heureux, disais-je en soupirant d’amour et de joie, si je me pouvais insinuer dans son cœur ! Le meilleur moyen qui s’en présente dépend de bien lire ; il faut donc que je tâche de lui plaire en tirant la quintessence de tous les agréments qui la peuvent toucher par la meilleure manière de lire ; elle consiste à bien prononcer les mots, et d’un ton conforme au sujet du discours, que ma parole la flatte sans l’endormir, qu’elle l’éveille sans la choquer, que j’use d’inflexions pour ne la pas lasser, que je prononce tendrement et d’une voix mourante les choses tendres, mais d’une façon si tempérée, qu’elle n’y sente rien d’affecté[1]. Je fis en peu de jours tant de progrès en cette

  1. C’est aussi le précepte d’Ovide
    Elige quod docili molliter ore legas.
    (Art d’aimer, liv. III.)