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et, parce qu’il avoit cru que ces dogues m’avoient épouvanté, il me dit qu’il seroit bien dangereux de se promener la nuit autour de chez lui, et, me faisant entrer dans une salle, il me demanda ce que je cherchois : Je suis, lui dis-je, un homme de lettres qui me mêle d’instruire les jeunes gens. — Vous êtes propre et leste, reprit-il ; mais n’avez-vous ni bonnet ni chemise, et marchez-vous comme cela sans hardes ? — Je lui répondis que j’avois laissé mon paquet chez une femme proche du château, pour me présenter plus respectueusement et pour offrir mon service de meilleure grace. — C’est bien fait, me dit-il, et je me doute que vous savez chanter et faire quelques méchants vers. Tous vos confrères se mêlent de l’un et de l’autre ; ce sont des vagabonds qui ne vont deçà, delà, que pour apporter du scandale et séduire quelque innocente, et, quand on les pense tenir, ils ne manquent jamais de faire un trou à la nuit. — Je lui repartis que j’étois d’un esprit plus modéré, que j’avois passé deux ans et demi chez un gentilhomme de Normandie à élever ses enfants, et que je ne les avois point quittés qu’ils ne fussent bons latins et bons philosophes ; du reste, qu’il n’avoit pas besoin d’un autre que de moi pour apprendre à messieurs ses enfants à faire des armes ni à danser, que je savois tous les exercices, parce que j’avois été cinq ans à Rome auprès d’un jeune homme de qualité qui m’aimoit et me faisoit instruire par ses maîtres ; — et pour lui montrer mon adresse, je me mis en garde avec une canne que j’avois ; j’allongeois et parois, j’avançois et reculois en maître, et puis, ayant quitté ma canne, je fis quelques pas forts de ballet et plusieurs caprioles qui le réjouirent ; mais, ce qui lui plut encore, je ne fus pas difficile pour mes appointements.

« Il m’ordonna de me reposer, et monta dans l’appartement de madame pour lui raconter cette aventure. Elle m’envoya quérir tout aussitôt, et cette nouvelle, quoique je n’en dusse pas être surpris, m’ôta presque la respiration. Je ne pouvois vivre en l’absence de cette aimable personne, et je ne l’osais aborder ; j’avois tant d’amour et de joie, tant de respect et de crainte, que, quand je me voulus lever, il me prit un tremblement comme d’un accès de fièvre. Enfin, m’étant remis le mieux que je pus, j’entrai dans un cabinet fort propre où je fis la révérence à la plus belle femme qu’on ait jamais vue ; je me baissai avec beaucoup de respect pour lui baiser la robe, mais elle m’en empêcha et me voulut bien saluer aussi civilement que si je n’eusse pas été déguisé. Elle tenoit un livre d'Astrée entre ses mains, et sur ses genoux la Jérursalem du Tasse[1], car elle savoit parfaitement la langue italienne, et faisoit cas de ces deux livres comme une personne de bon goût, de sorte qu’elle aimoit à s’en entretenir, et même à les ouïr lire d’un ton agréable. Je m’en aperçus bien vite, parce qu’en s’informant de ce que je savois, elle me demanda si je savois lire ; et, comme son mari trouvoit cette question fort plaisante de s’enquérir d’un docteur s’il savoit lire, et qu’il en rioit à, ne s’en pouvoir apaiser : Il y a, dit-elle, plus de mystère à lire qu’on ne pense ; — et cela me fit bien connoître qu’elle s’y plaisoit et qu’elle avoit le sentiment délicat. Aussi, pour dire le vrai, c’étoit le principal divertissement qu’elle pût avoir dans une si grande solitude.

« On le vint avertir qu’on avoit servi à souper, et monsieur me fit mettre auprès de ses enfants et me dit qu’il souhaiteroit bien de les voir savants, mais de

  1. La Jérusalem et l’Astrée, c’étaient les plus belles nouveautés d’alors.