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un crime inutile, dont on trouverait difficilement un autre exemple dans la vie de don Pèdre. Mais pourquoi ne pas croire que cette mort fut naturelle ? Vers le même temps la peste noire reparut en Espagne et dévasta l’Andalousie. D’ailleurs, dix ans de captivité ne suffisent-ils pas pour expliquer la fin prématurée d’une pauvre jeune fille privée de l’air natal, séparée de sa famille, abreuvée d’humiliations et d’outrages ? On doit plutôt s’étonner qu’elle ait résisté si long-temps à tant de maux. Quelque autorité qu’ait à mes yeux le témoignage d’Ayala, je ne puis m’empêcher de croire qu’il s’est rendu l’écho d’un bruit populaire, et qu’il a trop facilement admis un crime, qu’il était au surplus dans l’impossibilité de constater.

Tandis que la noblesse castillanne oubliait la jeune princesse naguère son idole, la douceur angélique, la piété édifiante de la captive avait inspiré au peuple la plus vive compassion pour ses malheurs. Ses geôliers, la voyant sans cesse en oraison, la regardaient comme une sainte, et la dépeignaient comme telle aux habitans du voisinage[1]. Un jour que le roi chassait aux environs de Jerez, un pâtre l’abordant avec cette familiarité coutumière aux paysans andalous : « Sire, lui dit-il, Dieu m’envoie vous annoncer qu’un jour viendra où vous aurez à rendre compte du traitement que vous faites à la reine Blanche ; mais soyez assuré que si vous revenez à elle, comme il est droit, elle vous donnera un fils qui héritera de votre royaume. » La première pensée de don Pèdre fut que cet homme était un émissaire de Blanche. Il le fit arrêter et donna l’ordre qu’on le confrontât avec la prisonnière. On la trouva dans son oratoire, agenouillée devant une image, ignorant entièrement ce qui se passait en dehors des murs de sa prison. Il fut prouvé que le pâtre ne l’avait jamais vue, et qu’il ne faisait que répéter avec plus d’exaltation les discours qu’il entendait tenir à tous les gens de la campagne. On se souvient que don Pèdre avait fait brûler vif un semblable donneur d’avis, mais celui-là était un prêtre, et, des gens de sa robe, le roi attendait toujours quelque trahison. Humain pour les paysans, il fit mettre le pâtre en liberté[2].

  1. L’inscription tracée sur son tombeau à Jerez, assez long-temps après sa mort il est vrai, confirme cette opinion de sainteté.
    CHRISTO. OPTIMO. MAXIMO. SACRVM
    DIVA. BLANCA. HISPANIARVM. REGINA.
    PATRE. BORBONEO. EX. INCLYTA. FRANCO
    RVM. REGVM. PROSAPIA. MORIBVS. ET
    CORPORE. VENVSTISSIMA. FUIT. SED. PRAE
    VALENTE. PELLICE. OCCVBVIT. IVSSV
    PETRI. MARITI. CRVDELIS. ANNO SALVTIS
    MCCCLXI. AETATIS. VERO. SVAE. XXV
    Rapportée par M. Llaguno, ad Ayal., p. 328, note 3.
  2. Ayala, p. 329.