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étonnement,… - cela dit enfin, et cela ne se dira jamais, songez à l’or du coupable, à la crainte que sa haine inspire, à l’étrange horreur du récit qui l’accuserait, au doute qu’éveille un tel crime, un crime que l’imagination repousse, et dont on ne peut parler qu’à voix basse… n’aurais-je pas bien assuré ma vengeance ?

ORSINO. — Voulez-vous donc vous résigner sous l’affront ?

BÉATRIX. — Me résigner ? — Orsino, vos conseils me profiteront peu, je commence à le croire. (Elle lui tourne le dos et continue, se parlant à elle-même.) Oui, toute résolution doit être prompte et promptement accomplie. Mais quel est donc cet impalpable brouillard de pensées qui s’élèvent, fantôme après fantôme, l’un couvrant l’autre d’un voile obscur ?

ORSINO. — Faudra-t-il que le coupable vive ? qu’il triomphe dans son crime ? que ce crime, — quel qu’il soit, horrible sans doute, — devienne à la longue ton élément, et cela jusqu’à ce que ta perte soit consommée, jusqu’au moment où la honte de n’avoir pas résisté scellera pour jamais ta chaîne infâme ?

BÉATRIX, à elle-même. — O mort puissante ! ombre à double visage ! juge unique ! arbitre incorruptible !

(Elle recule de quelques pas, absorbée dans ses réflexions.)

Orsino, pendant quelques instans, se consulte avec la mère éplorée. Celle-ci invoque le ciel, et s’étonne que la foudre n’ait pas encore frappé l’auteur de tant de maux. Plus certain, s’il s’en charge, de voir justice faite, Orsino recule cependant devant le parti à prendre, et tandis qu’ils hésitent encore, n’osant aborder ce sujet terrible, Béatrix revient vers eux.

« Silence, Orsino ! (lui dit-elle, interrompant leurs vaines paroles.) Et vous, mère vénérée, tandis que je parlerai, dépouillez, comme des vêtemens hors d’usage, la soumission et le respect, le remords et la crainte, toutes ces entraves de la vie ordinaire, portées dès le berceau, mais qui maintenant doivent tomber devant mes griefs plus sacrés. Je vous l’ai déjà dit, l’atteinte que j’ai subie, et que je dois taire, est de celles qu’il faut punir. Il le faut, et pour le forfait accompli, et pour détourner de moi le fardeau des crimes que chaque jour appesantirait sur mon ame. Il le faut, de peur que je ne devienne… Mais vous ne pouvez, fût-ce en rêve, accepter cette pensée. J’ai prié Dieu, j’ai interrogé mon ame, j’ai dégagé ma volonté des ténèbres qui la voilaient ; enfin j’ai déterminé ce qui est juste. — Orsino, es-tu mon ami ? ami fidèle, ami trompeur ? Engage-moi ton salut avant que je parle.

ORSINO. — Je jure que mon adresse et ma force, mon silence et tout ce que j’ai de facultés serviront tes projets, obéiront à tes ordres.

LUCRETIA. — Pensez-vous que nous ayons à résoudre la mort de cet homme ?

BÉATRIX. — Si cette mort est résolue, il faudra frapper sans retard. Nous devons être prompts et hardis.

ORSINO. — Sans doute, mais prudens à l’extrême.

LUCRETIA. — Certes, car les lois jalouses nous puniraient de mort et d’infamie pour avoir usurpé leur rôle vengeur.

BÉATRIX. — De la prudence autant qu’il se pourra ; mais, avant tout, point de retard. Orsino, quels moyens employer ?… »