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que le beau-frère d’Hamilton. Pour les idées aussi bien que pour les agrémens, le chevalier peut bien n’être jamais allé au-delà d’une certaine surface et n’avoir point percé la glace, même en fait d’épicuréisme. Je n’en voudrais qu’une petite preuve que je jette à l’avance ici. Les anciens avaient remarqué que de toutes les écoles de philosophie on passait dans celle d’Épicure, mais qu’une fois dans celle-ci on y restait et qu’on ne passait point à d’autres. Cela est encore vrai, même des modernes ; les vrais épicuriens, ceux qui sont allés une fois au fond, m’ont bien l’air de vivre tels jusqu’au bout et de mourir tels, sauf les convenances. Or, le chevalier vieillissant se convertit tout de bon, et ce ne fut pas, comme La Rochefoucauld, à l’extrémité, et pour faire une fin ; il suffit de lire les écrits de ses dernières années pour voir quel bizarre amalgame se faisait dans son esprit de son ancien jargon d’honnête homme avec ses nouveaux sentimens de dévot. J’en conclus qu’il ne fut jamais à fond de la secte de La Rochefoucauld, de Saint-Évremond et de Ninon.

Le seul ouvrage de M. de Méré qui vaille aujourd’hui la peine qu’on s’y arrête avec détail, ce sont ses Lettres ; l’on en pourrait tirer un certain nombre de singulières et d’intéressantes. J’en donnerai trois ici. La première est longue, mais, je ne sais si je m’abuse, elle me paraît charmante, et elle a semblé telle à de bons juges sur qui je l’ai essayée. C’est tout un petit roman finement touché, tendre et discret, un tableau peint de couleurs du temps, qui, à demi passées, font sourire et plaisent encore. Le chevalier écrit à la duchesse de Lesdiguières sur son sujet favori, sur les maîtres en fait d’usage et d’agrémens. Mais où les trouver ces maîtres accomplis ? Ils sont souvent si libertins qu’ils échappent et qu’on ne les a pas comme on veut :

« Le meilleur expédient, poursuit-il, pour apprendre une chose en peu de temps et sans maître, c’est de s’imaginer qu’on n’a que cette seule voie pour obtenir ce qu’on souhaite le plus. Les violents désirs sont industrieux, et c’est ce qu’on dit que, lorsqu’on aime, on ne trouve rien d’impossible.

« Un de mes amis, fort galant homme, m’étant un jour venu voir, lisoit je ne sais quoi que j’avois écrit, et le lisoit d’une manière que j’en fus charmé, quoique je n’eusse jamais eu de plaisir à le lire. Je lui demandai comment il avoit acquis cette science. — « Ha ! me répondit mon ami avec un profond soupir, de quoi m’allez-vous parler ? En revenant de Rome, je passai par une ville de France ; c’étoit sur la fin de mai, et, le soir, prenant le frais dans un jardin où les dames se promenoient, j’en vis une qui me blessa dans la foule, sans dessein de me nuire, car elle ne m’avoit pas regardé, et je ne lui avois pu dire un seul mot. Cependant j’en devins, en moins de deux heures, si ardemment amoureux, que je fus toute la nuit sans dormir. Son visage et sa taille, son air à marcher et sa mine enjouée avec un sourire flatteur me repassoient devant les yeux, et ses paroles m’avoient tant plu qu’il me sembloit que je l’entendois encore discourir, et j’en étois enchanté, de sorte que, le lendemain, je la cherchois partout ; et,