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à Drury-Lane, alors qu’il était mêlé à la direction de ce théâtre, ne la retrouva pas impunément auprès de ses nouveaux amis. A l’insu de Shelley et de sa femme, que les pieux critiques des revues tories ne manquèrent pas de faire intervenir dans cette intrigue, il devint l’amant de miss C., qui, l’année suivante, lui donna une fille, nommée Allegra, par souvenir de Mont-Allègre (près de Genève), où leurs relations avaient commencé.

À ce propos, une différence nous frappe entre lord Byron et Shelley. Ce dernier est bien autrement hardi dans ses écrits, bien autrement réservé dans sa conduite. Ce n’est pas lui, tout sceptique, tout partisan qu’il est d’une liberté presque illimitée, ce n’est pas lui qui aurait aussi légèrement consommé une séduction comme celle dont nous venons de parler. Ce n’est pas lui qui aurait, après quelques mois, abandonné pour jamais la victime de ses caprices. Il avait l’esprit faux, mais non le cœur gâté. Le relâchement de ses principes venait de la direction malheureuse qu’on avait laissé prendre à ses études ; mais le matérialisme pratique, la débauche, l’endurcissement égoïste qu’elle engendre toujours, il ne pouvait pas même les comprendre. Ses désordres, à lui, étaient ceux d’une pure intelligence tourmentée par d’inextinguibles désirs ; ses enivremens, il les demandait à l’extase poétique, aux longues veilles studieuses, à ces excès de lecture qui ont, eux aussi, leur fièvre visionnaire, leur exaltation factice, suivies d’un profond dégoût, d’un accablement douloureux. Le poète osait tout ; l’homme observait strictement, dans sa vie, les convenances qu’il jugeait sans doute les plus futiles. Le premier avait esquissé une Vie de Jésus, plus anti-chrétienne que celle de Strauss ou de Paulus ; le second ne se serait pas permis un blasphème, et tandis que l’un, non content de nier que la fidélité conjugale fût une vertu, tentait de l’assimiler au vice, l’autre ne prononçait jamais une parole qui pût faire rougir la femme la plus réservée. On ne peut pas, avec quelque sévérité qu’on le juge d’ailleurs, se figurer Shelley à Venise, ayant pour maîtresse une grossière contadine, belle de sa jeunesse impétueuse, qui veut le battre, l’appelle gran cane della Madonna, et fait scandale autour de son palais. Ces vulgaires désordres le révoltaient chez son ami, lord Byron, et ne convenaient nullement à son ascétisme impie. On eût dit Saint-Just dégoûté des orgies de Danton.

Une fois qu’il est uni à une femme, son égale par le cœur et l’esprit, une fois sa vie bien assise et bien réglée, vous ne surprendrez plus dans son existence, à coup sûr très peu mystérieuse, une seule action qui mérite le blâme. Est-elle donc calmée, cette soif ardente de l’idéal ? Non, sans doute, mais elle se transforme et cherche de plus pures sources. Plus un seul vers qui traduise même un vœu d’inconstance ou le pressentiment d’une flamme nouvelle. Une seule fois il adresse