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que je l’avais vu dans mes songes, aurait éveillé en moi… Ce qui m’est arrivé de plus curieux en ce genre date d’Oxford : je me promenais dans les environs avec un ami, tous deux absorbés par une conversation intéressante et animée. Au détour d’une allée, un tableau jusque-là caché par les plis du terrain et un rideau, de hautes haies s’offre tout à coup à nos yeux. Un moulin à vent, au milieu d’une prairie close de murs et entourée de plusieurs autres herbages ; entre les murs de l’enclos et la route que nous suivions, un terrain irrégulier, tourmenté, aux lignes abruptes ; une longue colline basse derrière le moulin ; un rideau de nuages gris uniformément répandu sur le ciel. C’était le soir. Nous étions à cette saison où l’hiver commence déjà, où la dernière feuille tombe des bouleaux dépouillés. Rien de plus ordinaire, à coup sûr, que cet aspect, dans ses détails et dans son ensemble. Ni l’heure ni la saison n’étaient celles qui devaient, ce semble du moins, déchaîner subitement les orages de la pensée. Cet assemblage insignifiant d’objets vulgaires ne pouvait faire songer qu’à une paisible continuation de l’entretien commencé, à une soirée finie au coin du feu, entre quelques bouteilles de vin et quelques conserves de fruits… Cependant l’effet produit sur moi fut immense et prompt comme la foudre. Je me rappelai avoir vu, en rêve et bien long-temps auparavant, ce site, exactement reproduit. Le frisson me prit ; une sorte d’horreur s’empara de moi. Je dus quitter aussitôt la place[1]. »

Il est temps de voir comment Shelley engagea, contre les croyances de son temps et les institutions de son pays, une guerre implacable. L’Athéisme nécessaire[2], tel était le titre d’un pamphlet qui mit en rumeur la très anglicane et très fidèle université où Shelley n’avait pu être admis qu’en jurant les trente-neuf articles, garans et boulevards de la religion dominante[3]. Il avait été composé sous l’influence très évidente des livres dont Shelley faisait, depuis quelque temps, le sujet de ses études. Les essais de Godwin, le Système du Monde de Laplace, les Rapports de Cabanis, les Lettres de Bailly à Voltaire, les traités éthiques de Bacon, la théologie de Spinoza, Pline, Condorcet, Cuvier, Newton et bien d’autres encore étaient mis en réquisition par le jeune étudiant pour étayer ses assertions et justifier l’audace, — nous ne dirons pas la nouveauté, — de ses démonstrations irréligieuses. C’était une thèse en forme contre l’existence de Dieu (en tant que divinité créatrice et cause première), contre le christianisme, contre les prophéties, les miracles, l’authenticité des livres saints ; un appel sans détour à la raison, au bon sens, contre les apparentes inconséquences

  1. À ce passage de Shelley sa femme a ajouté la note suivante : « Ce fragment fut écrit en 1815 ; je me rappelle qu’après l’avoir jeté sur le papier, Shelley se réfugia vers moi, pâle, agité, tremblant, pour échapper, en causant d’autre chose, aux émotions inséparables de ce souvenir. »
  2. The Necessity of atheism.
  3. On se rappelle la mauvaise plaisanterie de Théodore Hook à propos de ce serment : « Jurez-vous d’observer les trente-neuf articles ? lui demandait le chancelier avec toute la solennité requise. — Quarante, si vous voulez, répliqua étourdiment le romancier futur, qui faillit, pour ce, n’être point admis. »