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moindre témoignage accusateur ; à peine cette femme était-elle sortie, Larra avait cessé d’exister. Doit-on en conclure qu’un amour déçu est ce qui a tué l’humoriste espagnol ? Non, ce n’est là qu’un accident dans l’ensemble des causes qui l’ont armé contre lui-même. Ce qui l’a conduit à cette extrémité fatale, c’est l’excès du doute, c’est un dégoût amer et violent engendré par une observation inexorable, c’est le scepticisme qui avait ôté à son esprit, non son énergie, mais sa droiture, et avait détruit dans son cœur le germe des résolutions supérieures à tous les mécomptes. On se souvient peut-être d’un mot de Goethe sur Werther : Le pâle amant de Charlotte ne pouvait vivre, suivant l’illustre auteur : un ver s’était glissé dans son ame et avait altéré en lui les sources de la vie. — Il en est de même de Larra ; son suicide matériel était préparé par un suicide moral. La satire avait été pour l’écrivain espagnol une arme à deux tranchans qui avait commencé par le blesser mortellement lui-même. Il se peut qu’on le condamne au point de vue d’une stricte et sévère morale, cela sera juste et il n’y aura rien à répondre ; mais la pitié n’est-elle point aussi quelquefois une justice, et ne doit-elle pas venir s’asseoir sur le tombeau de cet homme qui a cru que la vie, ainsi dépouillée de ses croyances, de ses rêves, de ses illusions, de ses espérances, n’était plus la vie, qu’elle n’était plus qu’une injure qu’il fallait rejeter ? La pitié seule peut couvrir, sans les absoudre, ces actes suprêmes que Shakespeare qualifiait de romains, et qui ne le sont plus malheureusement depuis qu’on se tue sous l’influence de déceptions personnelles et non pour éviter de survivre aux défaites de la patrie. Quant à nous, nous ne ferons qu’opposer à la fin volontaire et sans gloire de Larra la fin d’un autre homme qui fut pour l’humoriste espagnol le sujet d’une méditation éloquente, celle du comte de Campo Alange, qui avait quitté luxe, honneurs faciles, plaisirs brillans, oisiveté fastueuse, pour défendre la conviction de sa pensée, les armes à la main, et mourut comme un soldat, sous les murs de Bilbao. « Il est mort, le noble et généreux jeune homme, dit Larra ; il est mort la foi dans le cœur. Le destin a été injuste pour nous qui l’avons perdu, pour nous seuls cruel, pour lui miséricordieux. Dans la vie, le désenchantement l’attendait ; la fortune est venue auparavant lui offrir la mort. C’est mourir dans la plénitude de la vie. Mais, parmi ceux qui le pleurent, il en est à qui il n’est pas donné de choisir et qui passent par la désillusion avant d’arriver à la mort ; ceux-là lui doivent porter envie… » Ce sont là, en effet, les seules morts dignes d’envie, celles qu’on peut accepter sans amertume, parce qu’elles ne sont pas un sacrifice sans résultat et sans compensation, parce qu’au lieu d’inquiéter et de troubler l’humanité, elles l’honorent et la relèvent.


CH. DE MAZADE.