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chaînes de l’esclave ; on ne lui donnait pas la liberté, on lui accordait la licence temporaire des saturnales, d’où il revenait plus abruti, et, pendant cet intervalle, il jouissait du privilège de tout faire, de tout dire, même la vérité. Larra renouvelle cette fiction avec son valet, épais Asturien dont l’intelligence endormie va se réveiller dans l’ivresse. Quand son maître rentre, il le trouve chancelant, incertain, les yeux fixes et traversés encore par quelques fauves éclairs ; il ne peut s’empêcher de laisser tomber une parole de pitié


« Pitié ! dit l’Asturien en se redressant, et pourquoi me prendre en pitié ? Si j’en avais pour toi, cela se comprendrait peut-être… Écoute, tu viens triste comme de coutume, et moi, je suis plus gai que jamais. Pourquoi as-tu ces couleurs pâles, ce visage défait, ce regard terne et profond, tous les soirs, quand je t’ouvre la porte ? pourquoi cette distraction constante, ces paroles vagues, interrompues, dont je surprends tous les jours quelque lambeau sur tes lèvres ? Pourquoi te roules-tu chaque nuit sur ton lit comme un criminel couché avec son remords, pendant que je dors sans souci ? Lequel, entre nous deux, doit avoir pitié de l’autre ? Tu ne passes pas pour un criminel ; la justice, du moins, ne met pas la main sur toi. Il est vrai que la justice ne saisit que les criminels vulgaires, ceux qui volent avec un crochet ou qui tuent avec un couteau ; mais ceux qui jettent le trouble dans une famille, séduisant une femme ou une fille honnête, ceux qui volent, les cartes à la main, ceux qui tuent une existence avec une parole dite à l’oreille ou avec un billet glissé secrètement ; ceux-là, la société ne les appelle pas criminels, et la justice s’arrête devant eux, parce que la victime ne jette pas son sang, ne laisse pas voir sa blessure, mais agonise, consumée lentement par le venin de la passion que son bourreau est venu lui offrir. Combien sont morts assassinés par un infidèle, par un ingrat, par un calomniateur ! On les ensevelit en disant que le prêtre n’a pu rien obtenir d’eux, que le médecin n’a rien compris à leur maladie ; mais le poignard hypocrite s’est enfoncé dans leur cœur. Tu es peut-être un de ces criminels, et tu portes en toi un accusateur…

— Silence ! homme ivre.

— Non, il faut que tu m’entendes dans mon ivresse… Tu cherches la félicité dans le cœur humain, et pour cela tu le mets en pièces en y fouillant sans cesse, comme celui qui remue la terre pour y découvrir un trésor. Moi, je ne cherche rien, et la désillusion ne m’attend pas au détour de chaque espérance (à la vuelta de la esperanza). Tu es un littérateur, un écrivain, et quels tourmens ne te fait pas subir ton amour-propre, aigri journellement par l’indifférence des uns, par la jalousie des autres, par la rancune du plus grand nombre ! Payé comme un Pasquin, tu ferais rire aux dépens d’un ami, si tu avais des amis, et tu ne veux pas avoir de remords ! Homme de parti, tu fais la guerre à un autre parti, ou bien chaque défaite est une humiliation pour toi, ou tu achètes trop cher la victoire pour en jouir. Tu offenses et tu ne veux pas avoir des ennemis ! Moi, qui me calomnie ? qui me connaît ? Tu me donnes un salaire honnête, à l’aide duquel je peux pourvoir à mes besoins. Toi, le monde te paie, comme il paie ses autres serviteurs. Tu te dis libéral, et le jour où tu t’emparerais de la verge, tu fouetterais les autres comme on t’a fouetté. Hommes du monde, vous vous qualifiez d’hommes d’honneur et de caractère, et chaque jour vous changez d’opinions, vous apostasiez vos principes. Travaillés par la soif de la