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Il s’irritait des déceptions et il les provoquait ; il recherchait les émotions exaltées de l’amour, et chaque jour il les profanait par une insultante raillerie. Cette suite de contradictions eut un résultat ordinaire, facile à prévoir et toujours terrible, — l’abandon. Notez que c’était l’instant, — 1836, — où, par un triste concours de circonstances propres à jeter le trouble dans l’esprit le plus ferme, l’Espagne était en proie à la licence anarchique ; la flamme des couvens de la Catalogne rougissait l’horizon, le sang de quelques pauvres moines de Madrid était versé par des passions qui n’avaient pas même le mérite d’être sincères, et l’ivresse soldatesque se jouait des lois à la Granja, tandis que le drapeau de la révolution reculait vaincu devant les bandes factieuses. Aussi, dès ce moment, l’ironie de Larra prend une teinte découragée et funèbre ; chacun de ses articles, suivant son expression, est le tombeau d’une de ses illusions, d’une de ses espérances. Il écrit cette épitaphe éloquente et railleuse de l’Espagne, qui a nom : Le jour des morts, — el dia de difuntos. Les morts, ce ne sont pas ceux qui reposent dans la paix et dans la liberté au cimetière, ce sont ceux qui vont les visiter ; c’est la ville elle-même qui est le grand sépulcre ; il n’est plus rien resté debout. La liberté ! elle gît dans une prison ; on voit en relief, sur son urne funéraire, une chaîne, un bâillon et une plume. La valeur castillane ! elle est à l’armeria avec les débris des vieilles armures. La victoire ! elle est enfouie dans les champs de l’Espagne. Le commerce et l’industrie ! ils sont restés morts dans les rues et les campagnes dépeuplées. La gloire littéraire ! elle n’existe pas davantage. « Le génie a besoin de couronnes, dit l’auteur dans un autre fragment, les Heures d’hiver, et où est-il resté parmi nous un brin de laurier pour couronner un front ? Il faut au génie un écho, et il n’y en a pas entre les tombes… Écrire et créer au centre de la civilisation et de la publicité, c’est véritablement écrire, parce que la parole a besoin d’étendre son effet de proche en proche comme la pierre lancée dans un lac produit des ondulations qui s’élargissent jusqu’au rivage. Il faut qu’elle rayonne du centre à la circonférence, comme la lumière. Écrire comme Châteaubriand et Lamartine dans la capitale du monde moderne, c’est écrire pour l’humanité ; digne et noble fin de la parole humaine, qui ne doit s’élever que pour être entendue ! Écrire comme nous le faisons à Madrid, c’est prendre quelques notes, rédiger un livre d’obscurs mémoires, et réciter un monologue triste et désespérant. » Voilà le tableau lugubre que l’auteur du Jour des Morts fait de la Péninsule, où il ne voit qu’un bois de Boulogne des duels européens, un champ de bataille des rivalités étrangères, une seconde Rome par la grandeur de ses souvenirs et la nullité de son présent.

Ne croyez pas d’ailleurs que sous l’influence de ce désenchantement croissant Larra se borne à analyser la décomposition de l’Espagne et enfonce son scalpel uniquement dans les entrailles frémissantes de son