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Derrière l’action en apparence généreuse, il saisit le mobile mesquin qui la produit. Et cependant on appelle cela être heureux !… C’est la froide impassibilité du miroir qui reflète les figures, non-seulement sans briller davantage, mais encore en s’obscurcissant lui-même. » Tel est le triste et sombre foyer d’où jaillissent le plus souvent les lueurs ironiques, la gaieté mordante, les rires inextinguibles qui trompent la foule en l’amusant et lui font croire que l’écrivain satirique est le type de la jovialité et de l’allégresse.

Larra, par le fond de son caractère, n’est pas sans rapport avec un humoriste d’un autre pays, bien fait aussi pour être rangé parmi ces détracteurs violens de la nature humaine, qui sont un phénomène moral autant que littéraire : c’est le doyen Swift. On sait quel fut ce merveilleux et redoutable esprit, qui mettait la satire dans sa vie et dans ses actions, pour ainsi parler, encore plus, s’il est possible, que dans ses écrits ; hautain serviteur du torysme anglais qui faisait désirer et craindre le secours de sa plume, humiliait sous ses caprices les secrétaires d’état eux-mêmes, éprouvait la patience de ses amis par mille avanies, faisait sentir à tous le poids de son sarcasme comme pour mieux s’assurer jusqu’à quel point il pouvait être permis à un homme de se jouer de ses semblables, et eut toujours soin de se cuirasser contre ces nobles périls de l’ame humaine, la tendresse et la confiance ! Une anecdote le peint tout entier, c’est l’histoire de ces deux femmes aimables, connues sous les noms de Stella et de Vanessa, que Swift s’amusa à captiver, à faire tomber dans le piège d’un amour auquel il ne pouvait répondre, afin de les torturer ensuite et d’immoler heure par heure ces victimes dévouées de sa vanité sceptique et dédaigneuse ! Larra ressemble en plus d’un point au satirique anglais. Comme lui, il méprisait les hommes ; son amour-propre était immense, et il ne pardonnait pas à celui qui avait pu surprendre quelqu’une de ses faiblesses. Une conscience exaltée de la puissance ironique de son talent lui faisait voir dans toute amitié un bas sentiment de crainte, un hypocrite hommage rendu au satirique redouté. Le croirait-on ? Larra, marié jeune, déjà père à l’âge où les devoirs de la vie apparaissent sous leur aspect le moins sombre, n’admettait que par hasard, exceptionnellement, ses enfans à sa table. L’orgueil étouffait en lui tous les autres penchans, les sympathies les plus naturelles. L’habitude d’une analyse implacable le rendait méfiant, exigeant et dur, — dur pour les siens comme pour le monde. Il n’est pas une passion généreuse qu’il ne mît en doute et ne cherchât à atteindre, même dans ses momens de saine et libre raison. Ce sont là les côtés par lesquels l’humoriste espagnol se rapproche de l’humoriste anglais. Seulement, le sarcasme de Swift est froid, aigu comme l’acier, et pénètre comme un poignard tenu d’une main sûre ; le sarcasme de Larra est semblable à un glaive étincelant, rouge encore