Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensées un besoin naïf de mouvement, un élan sincère, et ne laisse à la satire elle-même que cet aiguillon généreux nécessaire pour activer la marche commune ; la déception n’a pas eu le temps de s’amasser encore. Tel était l’état de l’Espagne vers 1832 ; l’ironie naissante de Larra y puise son caractère. Le Pobrecito Hablador, qui date de cette époque, dans ses détails, dans cet échange de correspondances imaginaires entre le bachelier Munguia et Andrès Niporesas, dans ce mélange de fictions ingénieuses, qu’est-ce autre chose qu’un drame fin, enjoué, mordant sans amertume, qui rappelle la raillerie facile et heureuse d’Addison avec plus d’animation ? Il semble que, sous l’œil ombrageux de la censure encore toute puissante, l’esprit de l’auteur redouble de souplesse et de vivacité déliée pour se frayer une issue et regagner, par une stratégie savante de réticences et de concessions, la liberté de la satire. Il n’épargne ni la manie des emplois, ni la vénalité, ni la paresse nationale si bien résumée dans un mot, — revenez demain (vuelva ! usted mañana ! — ni la vanité fastueuse, ni l’amour de l’immobilité si profondément passé dans les mœurs, aucun de ces vices enfin que la force de l’habitude a rendus inhérens à la nature espagnole. Pour être plus à l’aise, la fantaisie du Pobrecito Hablador donne à l’Espagne un ironique symbole : ce sont les Batuecas qui la représentent, — les Batuecas, pauvre pays tellement enfoncé dans une vallée, entre deux sierras, qu’il a eu la réputation de n’avoir été découvert qu’après l’Amérique ! Entre tous les vices qui règnent aux Batuecas, comment oublier l’ignorance, cette ignorance opaque, naïve, contente d’elle-même, qu’on ne retrouve que dans la vieille Espagne ? Laissez-vous aller au persiflage de Larra, vous verrez combien, dans ce fortuné pays, on se repose doucement sur cette idée qu’on n’est jamais mort de n’avoir rien su. Le Pobrecito Hablador fait des Batuecas une contrée bénie où on ne lit pas, où on n’écrit pas, où on ne parle pas même, car l’espionnage est là, partout présent et partout redouté. « Il y a des hommes, écrit le bachelier Munguia à son ami Niporesas, qui vivent ici de ce que les autres disent : aussi sommes-nous réduits à ne point parler. Vois-nous un instant enveloppés dans nos manteaux, parlant à voix basse, nous défiant de nos pères et de nos frères… Il semble que tous nous avons commis ou que nous allons commettre quelque crime. Est-il chose plus rare ? un homme qui vit de la parole des autres ! Qu’on dise ensuite que les Batuecos ne sont point industrieux pour vivre ! » Il est cependant un instant où ce silence universel est rompu : Larra recueille le premier murmure et le note avec une ironie sous laquelle perce l’espérance. « A mon dernier départ des Batuecos, dit le bachelier quelque part, le bruit courait qu’on commençait à parler. Pauvres Batuecos ! » Si l’on cherche le sens de ces pages capricieusement graves, pleines d’une observation aisée et forte, qui composent le Pobrecito Hablador,