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fonctions qu’il occupait et où ses goûts avaient cruellement à souffrir. C’est un trait jeté au hasard qu’il faut saisir, un pli du caractère de l’homme qu’on ne doit point laisser passer inaperçu en Espagne, où les révélations individuelles sont rares. On peut voir, là comme ailleurs, si nous ne nous trompons, la fantaisie ironique prenant sa source dans un instinct naturel d’indépendance que les obstacles ne font que rendre plus saillant, et qui communique à l’esprit son ardeur mobile.

Au milieu de ces écrivains qui ressemblent un peu à de Foë par la popularité de leurs œuvres et l’obscurité de leur vie et de leur nom, Quevedo suffirait seul à représenter l’humour en Espagne. Jeté dans la vie la plus semée d’accidens avec le génie le plus prodigieusement actif, le plus pénétrant et le plus fécond en ressources, poète lyrique, auteur de livres d’histoire, de politique, d’ascétisme, qu’il écrivait comme Sterne faisait des sermons entre deux chapitres de Tristram Shandy, Quevedo ne laisse éclater toute la force originale de son talent que dans ceux de ses ouvrages les plus méprisés des historiens littéraires et qui rentrent dans ce genre du caprice et de la fantaisie. Ce sont surtout ces fragmens réunis sous des titres bizarres, le Monde vu en dedans, le Songe, la Maison des Fous d’amour, les Étables de Pluton, qui ont quelque chose de la verve âcre et mordante de Lucien. Là il apparaît dans sa vraie nature, satirique abondant, penseur plein de mouvement et de feu, créateur de sa langue, d’une langue subtile et colorée, étincelante et nerveuse, qui peint d’un mot, brille et tranche comme un glaive, et prodigue toutes les formes du sarcasme, tous les éclairs de l’ironie. Quevedo n’a-t-il pas dévoilé tout le secret de l’humour lorsqu’il commence un de ses morceaux en analysant le désir, qu’il n’est pas si aisé d’arracher du cœur de l’homme, quoi qu’en disent les vers de Lucile, et qui s’y agite sans cesse, au contraire, comme une flamme inextinguible ? C’est le désir, suivant l’auteur, qui entretient et renouvelle nos illusions, en nous plaçant toujours en face de l’inconnu. « Le monde, ajoute-t-il, comme pour mieux flatter cette intime aspiration, s’offre à nous variable et changeant, car la variété et la nouveauté sont les plus forts attraits qui nous puissent séduire. » C’est le charme qui nous subjugue et nous entraîne, jusqu’à ce que, parvenu au but souhaité, on tombe dans le dégoût de ce qu’on enviait naguère le plus ardemment, et dans le repentir d’avoir tant fait pour obtenir si peu. Le désir alors, bien loin de s’éteindre dans le cœur, renaît, en quelque sorte, de ses cendres, pour s’éprendre d’autres objets plus lointains, pour poursuivre quelque autre jouissance qui lui est disputée, et il erre ainsi de toutes parts, trouvant une défaite dans chacun de ses triomphes, mais toujours excité et continuant sa course sans arriver jamais à se fixer, à rencontrer ni patrie ni repos. Quevedo, pour en parler avec une éloquence si amère, avait connu sans doute ce sentiment impérieux ; il avait épuisé le