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de son père ; ce qui est certain, d’après Lagrange et Vinot, c’est que, depuis qu’il y fut entré, il « l’exerça dans son quartier jusqu’à sa mort. » Cependant le Tartufe continuait à se jouer sans interruption et avec beaucoup d’applaudissemens. « Il n’y a plus ici, écrivait Guy-Patin le 29 mars, que les comédiens qui gagnent de l’argent avec le Tartufe de Molière ; grand monde y va souvent. » La pièce parut imprimée le 22 mars, avec un privilège daté du 15, et se vendit chez le libraire Ribou, au prix énorme d’un écu et au profit de l’auteur. Elle était précédée d’une préface en même temps sévère et moqueuse. Les trois placets relatifs à cette pièce, et qu’on a eu fort raison d’y joindre, ne l’accompagnaient pas encore. Le premier est certainement de 1664, antérieur au Festin de Pierre ; le second est celui que La Thorillière et Lagrange avaient porté, en 1667, au camp devant Lille ; le troisième est du jour où le Tartufe eut permission de paraître, et l’enjouement familier qu’on y trouve montre en même temps ce que Molière sentait alors de bonheur, ce que le roi lui accordait toujours de liberté. Le bienfait du 5 février ne tarda pas à être payé en plaisirs. Au mois d’août, dans une seule soirée, Molière jouait à Versailles l’Avare et le Tartufe. Six semaines plus tard, à Chambord (6 octobre), il donnait, avec tous les ornemens de la musique et de la danse, Monsieur de Pourceaugnac, et cette pièce, réduite aux seules ressources de sa franche gaieté, était venue, le 15 novembre, amuser le public du Palais-Royal.

Molière en était là de son triomphe, quand un libelle violent, élaboré dans la forme d’une comédie en cinq actes et en vers, fut publié contre lui, le 4 janvier 1670, avec un privilège daté du 1er décembre 1669. En lisant à plusieurs reprises cette œuvre d’envie et de colère qui s’intitule Élomire hypocondre, il nous a été impossible de trouver au juste de quelle rancune elle procédait. Quoiqu’elle eût pour second titre les Médecins vengés, la médecine n’y était nulle part assez honorée pour qu’on pût l’attribuer à un homme de cette profession. L’indignation des dévots ne s’y montrait pas davantage. Le nom de l’auteur, imprimé en toutes lettres, « Monsieur le Boulanger de Chalussay, » n’éclaircit nullement la question, car celui qui le portait, et le privilège prouve qu’il a existé, est demeuré parfaitement inconnu. Quoi qu’il en soit, toute la pièce était remplie de la personne d’Élomire ou Molière, aussi laide, aussi odieuse, aussi risible qu’on avait pu la faire. On l’y voyait dans son ménage, maussade, brutal, jaloux sans cause, malade imaginaire ; dans sa troupe, tyran insupportable ; avec tous, inquiet, soupçonneux, frénétique. Des divers incidens de cette composition bizarre, que nous n’essaierons pas d’analyser, on peut tirer au moins une véritable biographie de Molière, comme ses ennemis l’entendaient. Suivant eux, il était fils, non pas d’un juif, mais d’un fripier, ce qui était quasi même chose. Il était sorti du collége peu de temps avant 1640, et son père, qui était riche, l’avait fait recevoir, pour son argent, licencié en droit à Orléans. Ensuite il avait été reçu avocat et n’avait mis qu’une fois les pieds au palais, aimant mieux aller étudier la bouffonnerie chez les charlatans. Les frères Béjart, l’un bègue, l’autre borgne et boiteux, l’avaient tiré de ce vilain apprentissage pour lui faire jouer la comédie avec eux et avec leur sœur, Madeleine, dont il était devenu amoureux, quoiqu’elle fût rousse et de mauvaise odeur. La troupe avait mal réussi au Port-Saint-Paul d’abord, puis au faubourg Saint-Germain, et s’était décidée à courir les provinces, jouant devant des spectateurs à cinq sols par personne.