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et prenez garde que de certaines gens qui ont tant de plis et de replis dans le cœur n’ont jamais l’esprit juste : il y a toujours quelque faux jour qui leur donne de fausses vues. »

« On ne sauroit avoir le goût trop délicat pour remarquer les vrais et les faux agrémens, et pour ne s’y pas tromper. Ce que j’entends par là, ce n’est pas être dégoûté comme un malade, mais juger bien de tout ce qui se présente, par je ne sais quel sentiment qui va plus vite, et quelquefois plus droit que les réflexions. »

« Il faut, si l’on m’en croit, aller partout où mène le génie, sans autre division ni distinction que celle du bon sens. »

« Celui qui croit que le personnage qu’il joue lui sied mal ne le sauroit bien jouer, et qui se défie d’avoir de la grace ne l’a jamais bonne. »

« Pour bien faire une chose, il ne suffit pas de la savoir, il faut s’y plaire, et ne s’en pas ennuyer. »

« Ce qui languit ne réjouit pas, et quand on n’est touché de rien, quoiqu’on ne soit pas mort, on fait toujours semblant de l’être. »

« La plupart des gens avancés en âge aiment bien à dire qu’ils ne sont plus bons à rien, pour insinuer que leur jeunesse étoit quelque chose de rare. »

Cet honnête homme que le chevalier veut former, et qui est comme un idéal qui le fuit (car l’ordre de société que ce soin suppose se dérobait dès-lors à chaque instant), lui fournit pourtant une inépuisable matière à des observations nobles, déliées, neuves, parfois singulières et philosophiques aussi. Comme, selon lui, le propre de l’honnête homme est de n’avoir point de métier ni de profession, il pensait que la cour de France était surtout un théâtre favorable à le produire : « Car elle est la plus grande et la plus belle qui nous soit connue, disait-il, et elle se montre souvent si tranquille que les meilleurs ouvriers n’ont rien à faire qu’à se reposer. » Ce parfait loisir constitue véritablement le climat propice : être capable de tout et n’avoir à s’appliquer à rien, c’est la plus belle condition pour le jeu complet des facultés aimables : « Il y a toujours eu de certains fainéans sans métier, mais qui n’étoient pas sans mérite, et qui ne songeoient qu’à bien vivre et qu’à se produire de bon air. » Et ce mot de fainéans n’a rien de défavorable dans l’acception, car « ce sont d’ordinaire, comme il les définit bien délicatement, des esprits doux et des coeurs tendres, des gens fiers et civils, hardis et modestes, qui ne sont ni avares ni ambitieux, qui ne s’empressent pas pour gouverner et pour tenir la première place auprès des rois : ils n’ont guère pour but que d’apporter la joie partout[1], et leur plus grand soin ne tend qu’à mériter de l’estime et qu’à se faire aimer. » Voila les fainéans du chevalier. Être ce qu’on appelle affairé, c’est là proprement la mort de l’honnête homme. M. Colbert, par exemple,

  1. Et non pas une joie de plaisans et de diseurs de bons mots, comme les Boisrobert, les Marigny, les Sarasin (M. de Méré les exclut nommément), mais une joie légère et insinuante.