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mais il n’importe. La compagnie était assemblée ; Molière allait commencer, lorsqu’on vit arriver un homme fort échauffé, qui dit tout bas à cette personne : « Quoi ! madame, vous allez entendre une comédie le jour que le mystère de l’iniquité s’accomplit, ce jour qu’on nous ôte nos mères ! » Cette raison parut convaincante ; la compagnie fut congédiée. Molière s’en retourna bien étonné de l’empressement qu’on avait eu pour le faire venir, et de celui qu’on avait pour le renvoyer. » Le commencement de cette historiette confirme pleinement ce que nous avons avancé ; la fin nous fait connaître à quelle époque la chose se passa. Ce fut, en effet, le 26 août 1664, que l’archevêque de Paris fit sortir de Port-Royal douze religieuses.

Les circonstances qui ont accompagné ou suivi la première apparition du Tartufe étant ainsi bien connues, nous n’avons plus qu’à suivre la marche de Molière après cette tentative glorieusement avortée. Son caractère, parfaitement honnête, était fort irritable. Il avait rencontré un obstacle, et, quoiqu’il n’en fût véritablement résulté aucun dommage, aucun danger pour lui, quoiqu’il fût resté en aussi bonne position auprès du roi et que sa réputation dans le public n’eût fait sans aucun doute qu’y gagner il en gardait un vif ressentiment. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il écrivit le Festin de Pierre. La fable en était populaire : il y avait plus de six ans déjà qu’une troupe de campagne d’abord, puis la troupe italienne, ensuite celle de l’hôtel de Bourgogne, en avaient rassasié les spectateurs, et il n’est nullement à croire, comme Voltaire l’a dit, qu’il y eût pour la troupe de Molière un besoin pressant de la reproduire. Ce qui est plus certain, c’est qu’elle semblait convenir fort bien à la situation où se trouvait l’auteur du Tartufe. On l’avait traité, ces derniers mois, de libertin, d’impie et d’athée : ce sont mots dont les dévots de toutes les robes ne sont point avares. Il allait montrer sur son théâtre un libertin puni, un impie foudroyé, un athée plongé dans l’abîme. Malheureusement il y a, au fond même de ce sujet, quelque bonne foi qu’on y apporte, quelque sérieuse intention qu’on ait de le faire servir à l’édification du prochain, un inconvénient contre lequel nul talent ne saurait prévaloir. C’est que le libertin amuse, qu’il met le spectateur de son parti, tant que dure son péché en action, et que le châtiment surnaturel qui arrive à la fin pour terminer la pièce n’épouvante et ne corrige personne. Et, dans le fait, on ne voit pas que Molière, qui pouvait assurément beaucoup, se soit donné trop de peine pour éviter ce mauvais résultat. Son don Juan incrédule, moqueur, brave, mettant toujours l’honneur à part dans sa mauvaise conduite, toujours heureux jusqu’à ce qu’un miracle s’opère, n’était pas fait certainement pour rendre odieux le libertinage, surtout quand l’auteur n’avait songé à lui opposer qu’un valet poltron, gourmand et cupide, dont il eut encore le tort de se donner le rôle sous le nom de Sganarelle. Aussi personne n’y fut-il trompé, et le Festin de Pierre, joué le 15 février 1665, aggrava ce qu’il semblait vouloir réparer. On doit permettre aux partis, même à ceux dont on se tient le plus éloigné, d’être clairvoyans sur leurs intérêts. Les dévots sentirent bien qu’on leur faisait un nouvel outrage, et ils s’en plaignirent. Dès la seconde représentation, il fallut retrancher quelques passages, cette scène du « pauvre » notamment, dont le dernier mot a de quoi confondre, lorsqu’on l’entend prononcer à deux siècles en arrière de nous. Une polémique violente s’engagea contre la pièce, qui disparut bientôt de la scène sans être imprimée. L’effet qu’elle avait produit sur