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du prince de Condé, en 1664, un arbitre souverain de ce qui touchait à la religion. Rien n’était plus notoire, au contraire, que son incompétence volontaire à cet égard, et on peut dire que le héros chrétien si magnifiquement loué par Bossuet ne s’était pas encore révélé.

Ainsi, dès 1664, bien avant qu’il fût dans le commerce du public, le Tartufe était devenu un événement du monde, et, si on ne consultait que la physionomie générale de cette époque, tout empreinte de plaisir, de gloire et d’amour, on aurait peine à trouver l’occasion, l’à-propos de cette œuvre amère et terrible, qui semble faite à l’avance pour les derniers ans d’un long règne à peine commencé. C’est en y regardant de près, et dans le détail, que l’on parvient à se l’expliquer. Il y avait alors un parti religieux, sévère, grondeur et persécuté, partant tout naturellement disposé à la censure des dérèglemens joyeux de la cour. Le roi, qui donnait en effet l’exemple du désordre, et à qui ce parti était suspect pour ses anciennes liaisons avec les chefs de la fronde, ne pouvait que trouver bon qu’on se moquât aussi de cette cabale austère qui l’importunait, et il ne vit certainement pas autre chose dans le Tartufe qu’une plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les faiblesses. La cour le prit ainsi et s’en égaya fort ; mais la ville s’alarma. La ville était et est restée toujours, tant que dura cet état de société, très favorable au jansénisme. En fait d’opposition, on prend ce qu’on trouve, et la querelle religieuse était devenue, pour bien des gens à qui l’on avait interdit le débat politique, un pis-aller assez sortable. Ceux-là donc, et nous voulons dire les magistrats, les bons bourgeois, les notables de paroisse, étaient fort disposés à blâmer ce que Versailles approuvait. Voici comme on s’y prit pour les désarmer, et les intéresser même au succès du Tartufe. Dans l’action de ce drame, il arrive un moment où le professeur de dévotion outrée, l’homme dont Orgon suit avec une entière bonne foi les rudes maximes, vient à employer, pour excuser et justifier sa passion, une doctrine plus commode, plus humaine, une doctrine corrompue et corruptrice. Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites, leurs ennemis déclarés. On leur fit entendre que tout l’objet de la comédie nouvelle était là, et qu’en un mot le Tartufe continuait les Provinciales. Ainsi, les deux opinions belligérantes furent amenées à croire qu’il y avait du bon pour chacune d’elles dans l’œuvre défendue, et, le mystère s’en mêlant, tout le monde voulut en goûter.

Ce que nous disons ici n’est pas une supposition plus ou moins ingénieuse pour éclaircir un point obscur de l’histoire. Nous aurions eu peut-être quelque mérite à le deviner ; mais la vérité est que nous avons eu seulement grand plaisir à l’apprendre. C’est de Racine encore que nous tenons cette lumière. Bien peu de temps après l’époque où nous sommes, Racine, élève de Port-Royal, se crut offensé, dans sa dignité toute nouvelle d’auteur dramatique, par un écrit janséniste qui traitait « d’empoisonneurs publics » les poètes de théâtre. Racine, l’homme le moins doux qu’il y ait eu, oublia tout le respect qu’il devait à ses maîtres, et il écrivit contre eux deux lettres terribles. Dans la seconde, on lit ce passage curieux : « C’était chez une personne qui, en ce temps-là, était fort de vos amies ; elle avait eu beaucoup d’envie d’entendre lire le Tartufe, et l’on ne s’opposa point à sa curiosité. On vous avait dit que les jésuites étaient joués dans cette comédie ; les jésuites, au contraire, se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes ;