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passée hors de la vie commune, dans les régions de la féerie ; pour personnages, tout ce que la jeune cour de France avait de plus illustre, de plus élégant, de plus beau ; des hommes qui s’appelaient Bourbon-Condé, Guise, Armagnac, Saint-Aignan, Noailles, Foix, Coislin, Lude, Marsillac, Villequier, Soyecourt, Humières, La Vallière ; par-dessus tous le roi, ce premier Louis XIV dont le souvenir s’est trop perdu dans un long règne, le Louis XIV amoureux de vingt-cinq ans ; — à distance, et comme une sorte de réserve pour venir en aide aux nobles acteurs, la troupe auxiliaire du Palais-Royal, Molière en tête ; — pour spectatrices les reines et les dames, parmi lesquelles se cachait la véritable héroïne de la fête, Mme de La Vallière, relevée depuis cinq mois de ses premières couches. Le dessin de l’action où le roi figurait était du duc de Saint-Aignan ; cela s’appelait le Palais d’Alcine ou les Plaisirs de l’île enchantée ; de lui aussi étaient la plupart des vers que les comédiens récitaient à la louange des reines ; de Benserade, les vers flatteurs ou malins à l’adresse des divers personnages. Personne n’avait entrepris sur la part de Molière. Quand, le second jour du drame royal, le paladin Roger, c’est-à-dire le roi, voulut donner la comédie aux dames, un théâtre se dressa aussitôt en plein air, éclairé par mille bougies et flambeaux, et la troupe de Molière (8 mai) y joua la Princesse d’Élide ; l’auteur de la pièce représentait, dans le prologue, le valet de chiens Lyciscas, dans la comédie, le fou Moron. Quand la trilogie héroïque fut terminée, les plaisirs n’en continuèrent pas moins. Le cinquième jour (11 mai), « sur un de ces théâtres doubles du salon du roi que son génie universel avait lui-même inventés, » Molière donna les Fâcheux. Le jour suivant (12 mai) une loterie prodigue avait répandu les bijoux dans les plus belles mains, une course particulière avait eu lieu l’après-midi entre Guidon-le-Sauvage (le duc de Saint-Aignan) et Olivier (le marquis de Soyecourt), où celui-ci venait d’être vaincu ; le soir, on s’assembla pour voir, encore sur le théâtre, la troupe de Molière, dans une comédie nouvelle de cet auteur qui n’était pas même terminée. Le roi, les reines, les dames, les courtisans prirent leurs places, les violons jouèrent, la toile se reploya, et l’on vit paraître successivement, dans les trois premiers actes de la pièce que nous connaissons, Mme Pernelle, Orgon et Tartufe.

Si l’on veut bien mettre cet événement à sa date, se faire quelque idée de la société telle qu’elle était alors, se rappeler encore en quel lieu, dans quelle occasion, au milieu de quels amusemens cette apparition vient se produire, on reste frappé d’admiration et de surprise. Tartufe en 1664, la dévotion outrée, crédule, imbécile, mais enfin sincère, traduite en ridicule par un comédien ; toutes les paroles, toutes les habitudes des personnes pieuses moqueusement employées sur la scène, et cela devant un monde de belles dames et de grands seigneurs qui, pendant six fours, ont dépensé leur esprit et leur magnificence aux fadaises de la mythologie ou du roman chevaleresque ! Tartufe devant le paladin Roger, après les vers du duc de Saint-Aignan, après le ballet des douze signes du zodiaque et la chute enflammée du palais d’Alcine ! C’est pourtant ce que constate une espèce de procès-verbal, écrit en style de menus-plaisirs, où sont racontées fort exactement les sept journées des « Fêtes de Versailles en 1664. » Et, sans ce témoignage, en effet, on pourrait faire comme a fait, toujours d’après Grimarest, le dernier biographe de Molière, ne pas soupçonner même un fait aussi énorme. Six cents personnes cependant y assistaient, suivant