Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas complètement préservé de l’épidémie ; nais il y a encore, dans cette partition, assez de morceaux d’une inspiration aimable et fraîche pour justifier le succès. On peut citer, au premier acte, la jolie romance d’Haydée et les couplets d’Andréa, d’une facture si franche et si vive ; au second acte, le délicieux air de la Brise, accompagné en sourdine par le chœur, dont le vague murmure fait réellement l’effet d’un souffle glissant sur les eaux et portant la mélodie sur ses ailes. Au troisième acte, une charmante barcarolle et une scène magnifique où le désespoir de Lorédan contraste avec les refrains joyeux que les gondoliers viennent chanter sous son balcon, ont été particulièrement applaudies. En somme, le succès a été très grand, et tout y a concouru, beauté de décors, éclat de mise en scène, luxe de costumes, tout, jusqu’au talent de Roger, à qui le rôle de Lorédan doit, dit-on, servir de transition pour arriver à l’Opéra. Ce nouveau triomphe de M. Auber, cette partition brillante et riche, prouve que, si l’heureux compositeur n’est plus d’âge à pouvoir grandir, du moins il ne vieillit pas.

Quels que soient les succès des autres scènes lyriques, l’attention des dilettanti est toujours fixée sur Mlle Alboni. En jouant tour à tour aux Italiens le rôle tragique d’Arsace et celui de la Cenerentola, Mlle Alboni nous a donné, dans les deux genres les plus divers, la mesure de son talent. C’est toujours cette voix délicieuse, d’un timbre frais et juvénile, d’un velouté incomparable, d’une prodigieuse étendue, cette voix dont tous les registres sont liés d’une façon si exquise, qu’à part deux ou trois notes moins sonores, l’oreille la plus susceptible ne pourrait y découvrir ni solution de continuité, ni transition brusque. Cette facilité d’émission, cette agilité inouïe, cet ensemble de dons merveilleux et qui semblent innés, forment, pour ainsi dire, le seul défaut qu’on puisse reprocher à Mlle Alboni. Elle chante avec tant d’aisance, elle est si sûre d’elle-même, qu’il manque à son chant cette émotion intérieure, ce généreux effort pour atteindre à la pensée du maître, cette inspiration du moment, inégale parfois, mais qui rachète tout par un héroïque élan. Nous croyons donner une idée de ce singulier défaut que nous reprochons à la jeune cantatrice, en disant qu’elle nous paraît occuper, dans l’exécution musicale, l’extrémité contraire à celle où se trouve aujourd’hui Duprez, pour qui tout morceau est un combat, toute note une lutte, tout succès une pénible victoire. Il y a, dans le sentiment profond et passionné de l’art, quelque chose de si sympathique et de si beau, que l’auditeur est souvent plus ému par cette douloureuse aspiration de l’artiste vers l’idéal d’un rôle que par la perfection tranquille d’une vocalisation irréprochable. Voilà ce qui manque chez Mlle Alboni ; chez elle, la note est donnée par le gosier, jamais par l’ame. Aussi n’a-t-elle pas ces vibrations, ces frémissemens soudains qui vont du chanteur au public, et qu’il suffit d’indiquer pour rappeler à tous la poétique image de la Malibran ; ce n’est pas à elle que le poète dira :

Ah ! tu vivrais encor sans cette ame indomptable ;
Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau !


Ce manque d’inspiration a été surtout sensible dans le rôle d’Arsace. Dans celui de la Cenerentola, qui n’a à exprimer que des sentimens calmes et doux,