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lorsqu’on s’est habitué à jouer avec les ressources et les difficultés de l’art comme avec les vases d’un culte auquel on ne croit plus ; lorsque, pour amuser un public indifférent, on jette chaque matin, à travers un inextricable dédale, des personnages que l’on fait vivre ou mourir à sa guise, sans que le récit où ils sont mêlés puisse rien y perdre d’une vraisemblance que personne ne s’est avisé d’y chercher. Il faudrait que les héros de M. Dumas eussent plus de logique qu’Aristote et plus de mémoire que Nestor pour se souvenir, au vingtième volume, de ce qu’ils ont fait au premier, et leurs aventures ressemblent à celles des chèvres de Sancho, dont il suffit d’oublier le compte pour perdre le fil de toute l’histoire. Il y a un sens littéraire que l’on finit par égarer à force de gaspiller son talent, comme il y a un sens moral que l’on perd à force d’éparpiller sa conscience. Nous insistons sur ce point, parce que, fort peu importantes lorsqu’il ne s’agit que d’Athos et de Joseph Balsamo, les divagations de M. Dumas deviennent beaucoup plus graves lorsqu’il s’attaque à des poètes tels que Shakspeare et à des œuvres telles qu’Hamlet, où chaque partie a sa valeur et où on ne peut rien déplacer sans altérer la pensée primitive. Il en est de ces cimes poétiques comme des sommités sociales : s’élever jusqu’à elles, c’est les atteindre ; les abaisser jusqu’à soi, c’est les détruire.

Qu’importe maintenant que les détails extérieurs, matériels, aient été scrupuleusement observés, que l’affiche nous promette en anglais Hamlet, prince de Danemark, et qu’un comédien, vêtu d’après les admirables dessins d’Eugène Delacroix, nous jette, en grimaçant, la triple exclamation : Horrible ! Horrible ! most horrible ! ou bien : des mots, des mots, des mots ! Ce ne sont là que les puérilités de l’imitation. L’essence du drame a disparu ; le style a perdu son originalité et sa couleur ; le délicieux rôle d’Ophélia, cette suave figure, si heureusement placée auprès du sombre visage d’Hamlet, cette jeune fille, toute de grace, d’amour et d’abandon, qui semble avoir vécu dans nos souvenirs ou dans nos rêves, tant Shakspeare lui a donné à la fois de réalité et de poésie, le rôle d’Ophélia est à peine reconnaissable. Ses teintes légères, ses lignes idéales, ont disparu sous ce crayon grossissant. Adieu cette blanche vision qui apparaissait à l’horizon du drame comme ces lumineuses éclaircies qui nous montrent un coin du ciel à travers des nuages chargés de tempêtes ! Adieu cette fleur d’innocence et de tendresse vivant et mourant au milieu des fleurs ! Au lieu de cette création charmante, nous n’avons vu qu’une actrice de proportions bien matérielles, suppléant à la grace par la mignardise, à la naïveté par l’afféterie, et tous les assistans ont pu dire comme la reine : « Votre sœur n’existe plus, Laërtes ! »

Si nous nous sommes arrêté sur l’Hamlet de M. Dumas, ce n’est pas pour nous donner le triste plaisir de critiquer une pièce médiocre, mais pour signaler une tendance générale dont l’effet peut être désastreux. Tel qui ne se tromperait pas sur la valeur d’un mauvais mélodrame prendra le change sur l’inexacte traduction d’un chef-d’œuvre. Tout théâtre qui manque ainsi à sa mission mérite les avertissemens de la critique ; il y aurait lieu d’en adresser d’analogues à l’Odéon, si l’on pouvait asseoir un jugement ou même un blâme en présence de ce débordement, de cette avalanche de pièces nouvelles qui tombent comme les neiges au printemps, et se fondent comme elles. Le second Théâtre-Français est-il institué pour offrir aux muses précoces et hâtives le stérile et dangereux plaisir de perdre leur chaste incognito, pour assouvir cette fièvre de publicité