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par l’hospitalité prévoyante, puis, au milieu de cette plaine et jusqu’au bout de l’horizon, un long ruban de terre grasse et noire qui indique le chemin battu, voilà toutes les traces humaines que vous découvrez durant une laborieuse journée de marche. Il vous tarde d’apercevoir les monts de la Transylvanie, qui vous apparaissent enfin au sortir de la ville moitié magyare et moitié valaque de Gross-Vardein, et alors vous jouissez de tout l’agrément du contraste, jusqu’à ce que vous retombiez des Carpathes dans les plaines mal cultivées qui entourent Bucharest. C’est dans les montagnes de la Transylvanie et du banat de Craïova que la population se présente avec la vraie physionomie de la nationalité roumaine.

Le paysan roumain, douloureusement opprimé par les Magyares et les Saxons en Transylvanie et par ses propres boyards en Moldo-Valachie, a conservé, sur son large front encadré de longs cheveux noirs et dans ses yeux caressans ornés d’épais sourcils, tous les signes d’une intelligence vive et prompte, pénétrante et mobile. L’indigence, au lieu de l’asservir aux tristes préoccupations du désespoir, a simplement aiguisé la verve railleuse par laquelle il sait se venger de ses souffrances. Son imagination vive, alerte, détachée des maux du présent, aime d’ailleurs à se reporter vers les temps d’autrefois, où elle plane à plaisir dans les régions du merveilleux. Le paysan roumain montre donc en lui la précieuse alliance de l’enthousiasme et de l’ironie. Enfin, grace à cette atmosphère orientale dans laquelle il a continué de vivre, il n’a point perdu cette gravité aimable et simple qui fut le partage des peuples anciens et qui n’appartient plus guère aujourd’hui qu’aux barbares.

C’était au cœur de l’hiver que je visitais la Moldo-Valachie, et, bien que la température fût des plus rigoureuses, les paysans, dans les villages ou au sein des villes, étaient généralement vêtus de toile, mais avec une élégance aussi ingénieuse que le permet cette misère. Les femmes portaient une longue chemise blanche avec un jupon bordé de rouge et de bleu, entièrement ouvert sur les côtés depuis la ceinture, la tête enveloppée dans une coiffe blanche qui flottait sur leurs épaules. La plupart marchaient pieds nus, les autres avec la sandale nouée autour de la jambe par-dessus une pièce de laine rouge, grise et noire. Les hommes avaient aussi la sandale ou les pieds nus, avec un large pantalon et une longue blouse de toile, en forme de tunique, serrée à la ceinture, et un vaste chapeau ou un bonnet de peau de mouton taillé en forme de casque. Enfin, les plus aisés se tenaient drapés dans des manteaux d’étoffe grossière, avec une fierté digne d’empereurs romains ou de mendians de Callot. Quelquefois des scènes affligeantes venaient assombrir le tableau. Ici, au sommet d’une montagne où soufflait un vent glacial, c’était un enfant nu qui demandait l’aumône. Ailleurs, et jusqu’aux portes de Bucharest, c’étaient des familles entières qui