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aux terres tropicales la culture des végétaux que la nature a faits pour le pâle soleil de l’Islande. Ne demandez pas aux sentimens qui nous animent, quand nous approchons du forum où se discutent les intérêts sacrés de la patrie, ou dans les instans solennels où notre pensée s’absorbe dans l’Être suprême, qu’ils nous suivent, et que seuls ils nous inspirent lorsque nous nous livrons à notre métier et que nous y stipulons nos intérêts personnels. Vous ne l’obtiendrez pas ; c’est ce qui n’a jamais été et ne sera jamais, parce que cela ne peut être. Lui-même, Cincinnatus, le modèle du désintéressement patriotique, lorsqu’il vendait son grain, faisait probablement ses efforts tout comme un autre pour tirer de l’acheteur le meilleur prix. Caton l’ancien, l’homme du devoir en politique, était, dans la vie privée, très regardant, et saint Paul, le grand saint Paul, homme de dévouement certes, eût été moins alerte, quand il était à sa besogne de faiseur de tentes, s’il n’eût senti que de son travail individuel dépendait son pain quotidien.

L’égalité véritable, celle que proclamèrent nos pères en 1789, aux applaudissemens de toute la terre, n’a rien de commun avec ce fantôme que vous présentez aux regards de la multitude fascinée qui se presse sur vos pas. Les Français sont égaux, cela veut dire que la nation française est une, que les distinctions publiques appartiennent aux talens et aux services, quelle que soit la naissance. Cela signifie que l’état doit à tous les intérêts un égal appui, qu’il est tenu de protéger également les champs de celui-ci, les rentes de celui-là, le travail de ce troisième qui n’a ni terres ni rentes. Le sens de cette égalité féconde et généreuse, c’est que, par l’instruction qu’il répand, l’état doit préparer tous les hommes à être utiles à la société et à eux-mêmes, et qu’un vaste et libéral système d’éducation nationale doit rechercher soigneusement dans les hameaux comme dans les cités, sous le chaume et les haillons, comme sous le toit de l’opulence, les natures supérieures dont la société a besoin, afin de les développer et de les rendre dignes de devenir les dépositaires des destinées de la patrie. Mais soumettre à la même existence matérielle tous les hommes sans exception, depuis les dignitaires de l’état jusqu’au plus humble des manouvriers, c’est une de ces chimères qui ne sont permises qu’au collégien dont l’imagination naïve rêve le brouet noir des Spartiates, loin du réfectoire pourtant, alors qu’il n’a plus faim. Quoi ! le président de la république logera non dans le joli palais des successeurs de Washington, mais dans une chambre numérotée pareille à celle du dernier citoyen ; il mangera à la gamelle de tout le monde la pitance commune, il ira se délasser de ses graves soucis dans le préau public aux mêmes jeux que le vulgaire ! Quand il méditera sur les affaires de la patrie, pour s’inspirer il aura autour de lui, de même que l’ouvrier, les ustensiles du ménage et les cris des enfans ! Cette égalité serait