Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/1024

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coup le temps où, sa soutane retroussée dans les poches et la taille pliée, il cherchait si laborieusement la chardonnerette jaune sur les sommets arides de la Roche-Farnoux, et elle lui dit avec un sourire : — A présent, monsieur l’abbé, votre collection de chardons doit être la plus complète qu’il y ait dans le monde entier?

— J’ai la satisfaction de le croire, répondit-il avec un naïf orgueil je rapporte de mes voyages beaucoup d’espèces inconnues, et je me suis permis de donner le nom de certaines personnes à celles qui m’ont semblé les plus remarquables : ainsi, j’ai cueilli au pied de la grande Cordillère un grand panicaut du plus bel incarnadin que j’ai appela Mlle de l’Hubac.

— Cette nomenclature ne finit pas là, tant s’en faut, ajouta Antonin; M. l’abbé, ayant découvert dans les mêmes parages un effroyable chardon jaunâtre, armé de pointes aiguës, il l’a nommé Mlle de Saint-Elphège, vu la ressemblance. De mon côté, j’ai baptisé nombre d’insectes du nom de toutes les personnes qui vivaient à la Roche-Farnoux.

— Ainsi, vous ne les avez jamais oubliées au milieu de cette vie errante, dit la mère Saint-Anastase avec attendrissement ; j’en étais certaine, mon cher Antonin, et bien souvent ma pensée s’en allait vers vous à travers cet espace immense, sûre de se rencontrer avec la vôtre et s’y unissant toujours. Hélas! c’est ainsi que nous aurons pleuré ensemble les malheurs arrivés dans notre famille.

— Le mariage de ma mère ! dit sourdement le baron de Barjavel.

— Ce fût un jour bien funeste que celui où M. de Champguérin entra pour la première fois à la Roche-Farnoux murmura la prieure avec un accent profond.

— J’ai un grand désir de revoir ma mère, poursuivit le baron ; je serais déjà auprès d’elle, si ses lettres ne m’en eussent empêché ; sans m’interdire absolument de revenir, elle semble redouter ma présence: je lui ai écrit ce matin même mon arrivée, et j’attends ici ses ordres. Ah! ma bonne cousine, je crois qu’elle a été bien malheureuse!

— Hélas! murmura la mère Saint-Anatase, elle a eu un pire sort que ma tante de Saint-Elphège !

— Vous ne l’avez pas revue, ma chère Clémentine?

— Jamais depuis le jour où elle a quitté la Roche-Farnoux. Et elle demeure toujours à Champguérin?

— Toujours, et j’ai tout lieu de croire qu’elle y est seule ce moment.

— Cet homme l’a donc abandonnée ?

— Depuis quelques mois il a quitté Champguérin, et il n’y a pas long-temps qu’il était à Paris.

— Vous l’avez vu s’écria le baron.

— Oui, mon cher Antonin, répondit-elle tristement. Elle raconta alors comment il était venu la demander au parloir et toute son