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l’infant don Fernand, d’avoir mêlé un poison subtil au breuvage qu’il lui prescrivit pour une indisposition légère en apparence. Naturellement, l’accusation remonta jusqu’au roi, intéressé plus que personne à la mort d’Alburquerque. Dans la suite, don Pèdre ne justifia que trop les imputations de ses ennemis, en faisant à cet homme des présens magnifiques, qui semblèrent moins la récompense du savoir que le paiement d’un crime. A ses derniers momens, Alburquerque ne démentit pas la fermeté de son caractère. Près d’expirer, il rassembla ses vassaux, et leur fit jurer de ne faire ni paix ni trêve avec le roi qu’ils n’eussent obtenu satisfaction pour ses griefs. Il commanda que son corps fût porté à la tête de leur bataillon tant que durerait la guerre, comme s’il eût voulu ne déposer sa haine et son autorité qu’après le triomphe. Du fond de son cercueil, il semblait présider encore les conseils de la ligue, et, chaque fois que l’on délibérait sur les intérêts communs, on interrogeait son cadavre, et son majordome, Cabeza de Vaca, répondait au nom de son maître qui n’était plus[1].

Peu après la mort d’Alburquerque, le maître de Saint-Jacques, don Fadrique, rejoignit la principale armée de la ligue, amenant de Tolède un corps de cinq à six cents chevaux et tout l’argent saisi dans les coffres de don Simuel et Levi, le trésorier du roi, outre une somme considérable que la reine Blanche lui avait remise elle-même. Ce secours arrivait à propos pour retenir dans le devoir les bandes de mercenaires sur lesquels les chefs des ligueurs fondaient leur autorité. De part et d’autre on était résolu à tirer la guerre en longueur, les bâtards parce qu’ils voyaient s’augmenter chaque jour la détresse du roi ; don Pèdre parce que son unique espoir était de diviser ses adversaires en traitant séparément avec quelques-uns d’entre eux. En effet, les pourparlers étaient continuels ; les chevaliers des deux camps s’y rencontraient avec une courtoisie qui témoignait assez de leur indifférence pour la querelle de leurs chefs. Un jour le roi, se trouvant à Toro, reçut deux envoyés de la ligue. Avant d’écouter les propositions dont ils étaient porteurs, il dut, suivant l’étiquette de l’époque, leur assigner un logement chez un des seigneurs de sa cour. Alors cette hospitalité était tenue à grand honneur. Fernand Alvarez de Tolède et Alphonse Jufre Tenorio se disputèrent aigrement le privilège de loger les députés ennemis. Des paroles injurieuses on en vint aux poignards, et chacun appelant ses amis à son aide, sous les yeux mêmes du roi, une espèce de mêlée s’engagea dans laquelle il y eut des morts et des blessés. Don Pèdre avait témoigné quelque partialité pour Alvarez, sur quoi Tenorio, qui jusqu’alors l’avait servi avec dévouement, se tint pour outragé, et tout aussitôt quitta Toro avec tous ses cliens pour passer dans le camp des

  1. Ayala, p. 152.