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de ces riches-hommes ou gentilshommes renonçait à l’amitié d’un des tuteurs, tout aussitôt celui-ci, se sentant abandonné, lui détruisait villes et vassaux, disant qu’à bon droit lui donnait-il ce loyer du mal que le traître avait fait alors qu’il était à ses gages. Pensez que lorsqu’il était de ses privés, tout lui était permis et licite. Et encore, les gens des villes étaient bandés en factions ennemies, aussi bien dans les villes qui tenaient pour les tuteurs que dans les villes qui leur étaient contraires. Ès-villes obéissantes auxdits tuteurs, ceux qui plus pouvaient, opprimaient les autres, tant pour se ménager les moyens de se rendre indépendans que pour se défaire de leurs ennemis particuliers. Ès-villes qui ne voulaient reconnaître lesdits tuteurs, ceux qui avaient l’autorité, prenaient les rentes du roi, d’icelles entretenaient gens de guerre pour fouler le pauvre peuple et le taxer sans merci. D’où advint qu’en telles villes et pour les causes dessus dites se levèrent plusieurs gens de métiers, au cri de Commune ! qui tuèrent ceux qui les foulaient et prirent et exillèrent leur avoir. Or, en aucune partie du royaume ne rendait-on la justice comme il est droit. Aussi les gens n’osaient sortir par les chemins sinon trop bien armés, voire en grosses compagnies pour se défendre contre les pillards. Aux lieux qui n’étaient pas bien enmurés ne demeurait personne, et dans les lieux fermés la plupart ne vivaient que de vols et pilleries, à quoi s’accordaient facilement plusieurs hommes des villes, tant gens de métiers que gentilshommes ; et si grand était le mal partout le pays, que nul rencontrant des hommes morts par les chemins ne s’en ébahissait. Aussi peu s’étonnait-on des vols, larcins, dommages et maux de toute sorte qui se faisaient dans les villes et les campagnes. Encore les tuteurs mettaient chaque jour taxes nouvelles et impôts trop pesans, par quoi vinrent les bonnes villes à être désertes, ensemble les villes des riches-hommes et des gentilshommes[1]. »

Tel était le triste état de la Castille lorsque don Alphonse commença de gouverner par lui-même. Il se sentait du courage et de l’intelligence, il voulut être roi. D’abord, n’ayant pas de parti, il fut obligé de se jeter dans les bras d’une des factions qui déchiraient son royaume. Elle lui prêta des forces pour détruire les autres. Puis, lorsque les grands vassaux qui lui avaient fourni des armes pour faire respecter son autorité exigèrent des récompenses au-dessus de leurs services, il se trouvait assez fort déjà pour commander l’obéissance au lieu de l’acheter. Unissant à propos la rigueur à la clémence, il fit un exemple des plus factieux et se hâta de pardonner aux autres dès qu’il leur eut prouvé sa

  1. Cronica de don Alphonso XI, p. 78. L’impossibilité de traduire littéralement dans notre français moderne le castillan du XIVe siècle m’a fait essayer d’employer la langue de Froissart dans ce passage et quelques autres citations. J’ai conservé l’orthographe moderne pour ne pas me rendre inintelligible à plaisir.