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Lermontoff. Il y a un hommage indirect à ces idées dans la donnée même du poème dans cette éloquente protestation sous la forme du récit contre l’abus du pouvoir et la tyrannie de certains préjugés.

Dans ces dernières années, la pensée russe est arrivée à une manifestation littéraire que va nous faire connaître le poème des Deux Destinées, par M. Apollon Maïkoff, lequel nous écrivait, en nous envoyant cet ouvrage, il y a à peine un an : « Une nation qui se civilise a deux choses à faire, deux devoirs à remplir ; il faut, que d’une main elle répande la semence de ses nouvelles doctrines, de ses nouvelles idées, de ses nouvelles mœurs, tandis que de l’autre elle doit détruire tout ce qui pesait sur elle et l’enchaînait au passé ; elle doit saper les préjugés enracinés dans les esprits, arracher les dernières ronces des siècles d’ignorance et de superstition : la satire est son arme et son instrument. »

Le poème des Deux Destinées est donc une œuvre satirique, mais vivement pénétrée d’inspiration lyrique et de je ne sais quel souffle mélancolique et tendre. L’esprit satirique, qui a réellement ouvert en Russie l’ère de la littérature moderne, animait la plupart des productions poétiques de Pouchkine : son chef-d’eeuvre, Eugène Onéguine, n’est effectivement qu’une satire originale et spirituelle ; mais c’est ici qu’on peut distinguer la différence des temps et le chemin qu’a fait la pensée depuis la publication de ce poème, c’est-à-dire depuis une vingtaine d’années. Nous savons qu’Eugène Onéguine est une victime de la civilisation moderne ; mais ce qui l’a frappé de découragement, ce ne sont ni les pensées sérieuses d’art ou de philosophie, ni les désirs ardens d’amélioration sociale, ni rien de ce qui constitue l’amour profond du pays : c’est l’ennui et l’abus du plaisir. Onéguine est un héros de boudoir, aimable et sensuel égoïste que la satiété a pris au début de la vie et qu’elle a laissé indifférent et moqueur. Or, voici ce même Onéguine transformé, ou plutôt le voici revenu à l’existence vingt ans plus tard. Actuellement il s’appelle Wladimir. Il n’est point blasé, il est attristé, abattu ; la vue de son pays, qu’il aime, lui serre le cœur, l’oppresse, le plonge dans des tristesses infinies ; il est jaloux pour lui des civilisations étrangères, jaloux de la grandeur antique, jaloux de la liberté moderne. « Allons droit à mon héros, nous disait M. Maïkoff. Surprenons-le au milieu de ses pensées intimes, de ses rêveries les plus chères ; écoutons-le : ce sera tâter le pouls à toute la jeune génération de mes compatriotes. »

L’écrivain qui nous parlait ainsi appartient lui-même à cette jeune génération qu’il s’est plu à personnifier dans Wladimir. Le poème s’ouvre en Italie, à Frascati, dont la fête est retracée avec une verve brillante, avec une rare vivacité de couleurs. Là sont réunis des hommes venus de tous les points de l’Europe, et Wladimir se plaît à les observer. Il y a aussi des Russes, mais il les évite. Il ne les a pas fuis pour les