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moins dévouées cependant, la noblesse et l’administration, tandis que Mme Du Barri n’avait plus même besoin de s’appuyer sur le duc de Richelieu et le chevalier de Maupeou. Quant au prince de Condé, il nageait entre un parti et l’autre avec assez d’habileté. L’anecdote suivante en fait foi ; elle est charmante, elle exhale en plein son XVIIIe siècle. Le prince de Condé prie le roi de passer quelques jours à son château de Chantilly, le roi y consent ; mais quel parti prendre à l’égard des invitations qu’il convient d’adresser aux dames qui, par leurs fonctions et leurs rangs, sont de tous les voyages de sa majesté ? Inviter à la même fête, à venir au même château, les princesses, filles du roi, et Mme Du Barri, haute inconvenance, outrage à l’étiquette, au rang, à la naissance ! les inviter sans elle, péril formidable ! Inviter Mme Du Barri sans inviter les princesses, péril plus certain encore. Dans cette situation, peut-être unique dans la vie d’un courtisan, le prince de Condé, sans rien avouer au roi, — il n’eût plus manqué que cela ! — le prie de faire lui-même la liste des dames qu’il daigne choisir pour le voyage de Chantilly. — Invitez qui vous voudrez, répond le roi, qui devina peut-être l’embarras du prince. Celui-ci fut au comble du désespoir. Enfin le désespoir même l’éclaira. Les princesses seules furent officiellement invitées ; mais, à Chantilly, le roi le soir trouva près de lui Mme Du Barri, qui repartit le lendemain de bonne heure pour Paris. Ce trait de courtisan plut tant à sa majesté, qu’elle alla plusieurs fois de suite à Chantilly, quoiqu’elle n’aimât pas les Condé, mais sans observer la même réserve dans ses autres voyages. La favorite l’accompagna publiquement dans un carrosse qui coûtait près de deux millions, suivi de deux autres carrosses d’un luxe qui répondait à la magnificence du premier : ils étaient tous les trois à six chevaux. On s’attroupait devant son hôtel de la rue des Petits-Champs pour voir sortir ce pompeux équipage. Le crédit de la favorite augmentait chaque jour, chaque heure, presque à vue d’œil. La noblesse se ralliait autour d’elle. Elle était au mieux avec la comtesse de l’Hôpital, la marquise de Montmorenci, la duchesse de Mirepoix, la duchesse de Valentinois. Elle fut sur le point, dans ce temps-là, de faire épouser au duc de Bouteville Mlle Du Barri : — la sœur de Jean Du Barri le roué, un Bouteville ! C’est dans sa chambre à coucher de Luciennes qu’elle obtint pour le duc d’Aiguillon, dans l’un de ces momens où les rois sont bien près d’être à genoux, la faveur de succéder à M. de Chaumes dans la charge de commandant des chevau-légers, poste éminent, qui valait, à certains égards, celui de ministre, car il exigeait des entrevues particulières avec le roi. Le duc de Choiseul, qui ne put, malgré ses efforts, empêcher cette nomination, dut mesurer le chemin qu’il avait perdu à celui que venait de gagner la comtesse. Son autorité déclinait chaque jour davantage. Les financiers, ces augures infaillibles de tous les changemens ministériels, passaient aussi du côté