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Le statuaire Vassé avait taillé les deux figures de marbre placées aux deux bouts de la bibliothèque ; l’une représentait l’Amour, l’autre, un masque à la main, représentait la Fourberie. Sur les étagères et sur des piédouches d’ébène s’étalaient des bronzes allégoriques par Goutières, un maître dans l’art de tordre, d’animer les métaux.

On le voit, la favorite de Louis XV prétendit avoir aussi sa bibliothèque à Luciennes, comme elle y avait une serre chaude et une ménagerie. Son amour-propre bibliographique ne s’éleva pas jusqu’à vouloir lutter avec le fondateur de la bibliothèque Ambroisienne de Milan. Elle laissa les in-folio grecs et latins à la science et ne songea qu’aux livres dictés par les Graces, ainsi qu’on s’exprimait alors. Les Graces de Mme Du Barri étaient, par malheur, au moins aussi nues que celles de l’antiquité, ce qui rend tout-à-fait impossible ici la transcription exacte de son catalogue. Parlons d’abord de la partie matérielle de cette fameuse bibliothèque. Elle n’était pas grande et sentait le boudoir ; mais les boudoirs ont-ils besoin d’être grands ? Parmi tous les bois que l’ébénisterie rare lui offrit, elle choisit le cèdre comme le plus digne pour façonner les tablettes, panneaux, armoires, étagères et moulures du cabinet qu’elle érigeait aux Muses. Ainsi le bois odorant et sacré dérobé aux pentes du Liban, le même bois qui servit à la construction du temple de Salomon, fut employé, par une appropriation profane, à la construction de la bibliothèque de Luciennes. Des filets d’or pur coulèrent dans les incrustations que des ciseleurs ingénieux tracèrent dans ce bois biblique. Les livres n’eurent plus qu’à se rendre dans le brillant logement qu’une femme impudique et charmante venait de leur ménager. Il est difficile de risquer, nous l’avons déjà dit, les titres mêmes de ces livres. Les moins décolletés, qu’on juge des autres, étaient la Religieuse de Diderot, les poésies de Boufflers, de Piron, la Pucelle de Voltaire, le Portefeuille d’un dragon, les contes de Voisenon et de Grécourt. On sait si le XVIIIe siècle fut riche en ces sortes de publications licencieuses. Par un raffinement qui n’étonnera personne, Mme Du Barri les habilla d’une reliure somptueuse ; elle les couvrit de soie et de velours, elle les parsema de nacre et de perles fines, sans oublier de broder sur le manteau de chacun de ces livres damnables son chiffre et sa couronne de comtesse. Ils furent de sa maison comme sa livrée. Elle ajouta même à ce luxe, nous n’osons pas dire royal, un luxe qui a fini par donner à ces livres une valeur extraordinaire aux yeux des amateurs de collections curieuses. Elle inséra dans les pages de ces livres, au lieu des gravures qui leur étaient propres, les dessins originaux d’après lesquels ces gravures avaient été faites, c’est-à-dire des pastels de Boucher, de Chardin, de Lancret et de Watteau, ce qui porta le prix de quelques-uns de ces livres à des sommes considérables. A ses heures de loisir, la souveraine de Luciennes, couchée sur