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Du Barri le roué se rencontrèrent ; Lebel, autre coquin ténébreux, digne de continuer Tristan l’Ermite. Ce Lebel était le confident des inextinguibles ardeurs de son maître ; c’est lui qui fonda à Versailles le Parc-aux-Cerfs. Le roi vieillissait ; il devenait difficile comme le roi Salomon, son pieux modèle. Il cherchait l’inconnu. Lebel était rêveur ; son roi était triste. Lebel raconta ses douleurs à Jean Du Barri ; celui-ci, inspiré par cette confidence, sauta tout à coup sur une idée digne de son caractère. Il invita le valet de chambre à un dîner auquel il fit assister sa docile maîtresse, décorée pour la circonstance du titre de comtesse Du Barri, quoiqu’elle ne pût pas être vraisemblablement sa femme, puisqu’il était déjà marié, et qu’elle n’eût pas même vu encore celui dont elle devait un jour prendre réellement le nom de Du Barri ; mais le comte Jean préparait, en homme habile, les voies étranges par où il prétendait aventurer son char. Il avait rayé le mot impossible de son bréviaire. Ce qu’il prévoyait arriva. Lebel, bien que blasé autant que son maître, s’extasia d’admiration et se perdit en éloges devant les charmes, la jeunesse sans inexpérience, l’enjouement de la comtesse Du Barri. De cet enthousiasme au désir d’offrir cette merveille au roi, dont l’écrin était vide, il ne laissa pas même l’intervalle délicat du doute. A quoi bon, du reste, les circonlocutions avec un homme comme son hôte, dont il sonda sur-le-champ peut-être l’abîme ambitieux ? A la fin du repas, la jeune femme eut au cœur le frémissement d’une autre destinée, Lebel sourit, Jean Du Barri convint avec lui-même que la vertu était bien peu de chose pour faire son chemin dans le monde. Il passa sa main sur sa moustache, et ricana en poussant son regard plus profondément dans les ténèbres de l’avenir. Il vit… Que ne perçait-il un dernier voile ? mais qui l’a jamais déchiré celui-là ? Il aurait vu qu’il se trompe toujours celui qui met sa confiance dans le mal ; il aurait aperçu au-dessus du trône, dont la splendeur éblouissait son rêve, un échafaud et une place publique, et au-dessus de la charmante tête, qu’il voyait déjà couronnée de fleurs de lis d’or, un tronc souillé et sanglant.

Nous ignorons le style dans lequel s’exprima Lebel après avoir retrouvé le roi, mais il dut mettre le feu à son imagination desséchée, car Louis XV demanda aussitôt à voir, sans toutefois être vu, cette merveilleuse jeune femme de vingt-quatre ans, d’ailleurs comtesse, ajouta Lebel avec respect, Lebel, qui, jusqu’alors, avait eu soin, en homme plein de vénération pour le seuil monarchique, de n’introduire près de son maître que des filles de bonne maison, cueillies soit au pied, soit au sommet de l’arbre généalogique. Il fut convenu entre Lebel et Jean Du Barri que, dans un souper de roués, on montrerait au roi, caché derrière une tapisserie, la belle Jeanne de Vaubernier, dont il fallut en conséquence hâter l’éducation. Les deux précepteurs lui conseillèrent donc