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fit don Eugenio en serrant la main de don Luis démasqua le meunier, qui se trouvait là immobile, son chapeau dans les deux mains, attendant son pardon.

— Ah ! s’écria don Luis en soupirant et comme un homme qui rêve, vous m’avez abandonné, mon ami, et toi, Jean, tu as déserté !… Je ne vous en veux pas. J’ai fait une répétition de la retraite de Russie, mes enfans ; l’hiver et la neige m’ont vaincu,- mais j’ai poussé jusqu’au bout,… et un jour on suivra ma trace.


IV.

L’avant-garde se réunit au gros de la caravane, et toute la petite troupe vint camper dans la cour du grand et triste bâtiment que nous occupions à Mendoza. Les essais que fit don Luis prouvèrent qu’il avait rencontré des parages abondans en mines d’or, et, si son expédition semblait manquée, au moins lui restait-il la gloire de l’avoir accomplie. Peu à peu les gauchos engagés dans cette campagne retournèrent à leurs habitations respectives, comme des soldats licenciés prêts à reprendre du service. Peut-être quelqu’un d’entre eux, rêvant la conquête du trésor des Pincheyras, s’aventura-t-il de nouveau dans les vallées les plus solitaires des Andes. Il en est sans doute de cet amas d’or et d’argent comme de celui que les Incas, en d’autres temps, cachèrent auprès de Lima, dans les montagnes voisines du temple du Soleil : depuis deux siècles, on fouille la terre pour le trouver ; dans deux siècles, on le cherchera encore.

Vicente le Pincheyra montrait moins d’éloignement pour nous, nés en Europe, que pour les gens du pays (hijos del pais) ; il daignait même s’entretenir quelquefois avec nous. — Savez-vous, lui dis-je un jour, que vous possédez un secret qui se vendrait cher ! — Je le conserverai jusqu’à la fin et comme une sauvegarde, répondit-il ; peut-être ne m’a-t-on laissé la vie que pour l’obtenir de moi. — Il y a donc vraiment un trésor enseveli dans la neige ? — Pour toute réponse, Vicente me montra ses jambes perclues de douleurs et cousues de blessures. — En cherchant un refuge de ce côté-ci des Andes, lui demandai-je encore, avez-vous reconnu la République Argentine ? — Je n’ai rien à reconnaître, reprit-il ; on m’a promis de me laisser vivre, et moi j’ai demandé à ne plus servir jamais personne. — Excepté le roi don Fernando, n’est-ce pas ? Croyez-vous qu’il soit bien digne de ce dévouement obstiné ? — Il est roi, répliqua Vicente ; ses aïeux ont régné sur toutes les Amériques ; je ne sais pas ce qu’il vaut, j’en conviens, mais aimez-vous mieux don Facundo Quiroga ?

Quelques jours après, Vicente partit, et je n’ai plus entendu parler de ce dernier débris de la bande des Pincheyras.