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inquiétude, car je commençais à me demander ce que j’étais venu faire dans cette maudite galère. A mesure que nous avancions dans le désert, les espérances que j’avais formées se dissipaient devant l’effrayante réalité de ces pics mornes et menaçans vers lesquels nous allions monter après les avoir constamment suivis des yeux. Aussi, lorsque nous vîmes cette arrière-garde tumultueuse s’éloigner, quand le grincement des chariots sur leurs essieux de bois ne retentit plus à nos oreilles, quand nous nous trouvâmes réduits à notre petite troupe de trente et quelques hommes perdus dans l’immensité, j’éprouvai un serrement de cœur inexprimable. Ce qui me déroutait aussi, c’était la muette résignation de nos gauchos ; ils ne chantaient plus, mais ils marchaient avec cette insouciance du lendemain qui leur fait affronter tant de périls. Le Pincheyra galopait en avant comme un homme qui retourne chez lui, don Luis examinait une à une les pierres qui pouvaient lui fournir quelque indice du gisement des mines, et Jean récitait des patenôtres. Quelquefois, profitant des haltes, le Pincheyra s’éloignait du camp pendant tout un jour ; où courait-il ? personne ne l’a jamais su. Les gauchos disaient qu’il allait voir si le trésor caché par les Pincheyras avant l’attaque de leurs retranchemens était encore à sa place. Toujours est-il qu’il revenait de ces mystérieuses excursions tantôt avec des couvertures et des harnais, tantôt avec des chevaux indomptés qui semblaient obéir à sa voix. Nous ne le questionnions jamais sur ces disparitions, qui lui donnaient aux yeux de toute la troupe un prestige extraordinaire. D’étape en étape, nous arrivâmes si près du camp détruit des Pincheyras, que nous tombâmes un soir au milieu d’une foule d’ossemens humains, et même, ce qui est affreux à dire, nous distinguâmes des cadavres d’indiens et de blancs que des chiens errans avaient déterrés. Nous eûmes beaucoup de peine à leur arracher ces restes défigurés de nos semblables, que nous ensevelîmes plus profondément : il restait çà et là des ponchos, des couvertures, quelques dépouilles qui ne recouvraient plus que des squelettes ; mais les cavaliers de la caravane, frappés d’une terreur superstitieuse, n’eurent pas même l’idée de s’approprier ce butin. Quant aux chiens, trouvant à vivre à la suite de notre petite troupe, ils s’attachèrent à nous pour ne plus nous quitter.

— Seraient-ce par hasard, demandai-je avec un effroi involontaire, ces grandes vilaines bêtes à oreilles de renard, à queues de loup, que toute la nuit j’ai senti se coucher sur moi ?

— Précisément, reprit don Eugenio ; ils appartiennent à cette race de chiens marrons qui errent dans les pampas et se réunissent par bandes pour attaquer les troupeaux et même les hommes. Ils ne manquent jamais de suivre les armées ; un champ de bataille est pour eux une abondante curée, et ceux-ci ne tarderont pas à redevenir sauvages quand